Modèle de décision CLP - juillet 2015

Gaudette et Acier Ouellette inc.

2016 QCTAT 5044

 

 

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

 

(Division de la santé et de la sécurité du travail)

 

 

 

 

 

Région :

Laurentides

 

 

 

Dossier :

584898-64-1509

 

 

 

Dossier CNESST :

143364271

 

 

 

Saint-Jérôme,

le 23 août 2016

 

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DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF :

Daphné Armand

 

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Luc Gaudette

 

 

Partie demanderesse

 

 

 

 

 

et

 

 

 

 

 

Acier Ouellette inc.

 

 

Partie mise en cause

 

 

 

 

 

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DÉCISION

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[1]           Le 15 septembre 2015, monsieur Luc Gaudette (le travailleur) dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 8 septembre 2015, à la suite d’une révision administrative.

[2]           Par cette décision, la CSST confirme une décision initialement rendue le 3 juillet 2015 et déclare que, le 24 avril 2015, le travailleur n’a pas subi de lésion professionnelle et n’a donc pas droit aux prestations prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la Loi).

[3]           Le 1er janvier 2016, la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[2] (la LITAT) est entrée en vigueur. Cette loi crée le Tribunal administratif du travail qui assume les compétences de la Commission des relations du travail et de la Commission des lésions professionnelles. En vertu de l’article 261 de cette loi, toute affaire pendante devant la Commission des relations du travail ou devant la Commission des lésions professionnelles est continuée devant la division compétente du Tribunal administratif du travail.

[4]           De plus, depuis le 1er janvier 2016, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (la Commission) assume les compétences autrefois dévolues à la CSST.

[5]           Une audience est tenue à Saint-Jérôme, les 22 mars, 1er avril et 20 mai 2016 en présence du travailleur et de sa procureure ainsi que du représentant et de la procureure de l’employeur, Acier Ouellette inc.

L'OBJET DE LA CONTESTATION

[6]           Le travailleur demande au Tribunal de déclarer qu’il a subi une lésion professionnelle le 24 avril 2015.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

[7]           Le Tribunal administratif du travail doit déterminer si le travailleur a subi une lésion professionnelle le ou vers le 24 avril 2015.

[8]           Le Tribunal constate que deux positions et deux visions des faits s’opposent.

[9]           D’un côté, le travailleur décrit qu’il a vécu des changements importants au travail.  Ses tâches ont changé.  On lui a enlevé la gestion de son équipe pour la donner à une autre personne.  En conséquence, il devait se référer constamment à son nouveau supérieur, monsieur P. Carpentier.  Or, ce dernier n’avait ni la formation, ni l’expérience, ni les habiletés requises pour bien comprendre le travail de son équipe et les attentes des clients.  Le travail en armature exigeait de pouvoir faire des estimations à partir des plans d’ingénieur et donc de savoir les lire et les analyser, chose que monsieur Carpentier ne pouvait faire.  Cela faisait en sorte que le travailleur était constamment en train d’expliquer et réexpliquer des choses techniques qui étaient évidentes et de base pour le travailleur.  Il y a donc eu des incompréhensions de la part de son supérieur ce qui a amené à des retards importants et de l’insatisfaction d’un client majeur entre autres.  Le travailleur explique aussi les spécificités de son travail, dont la gestion des soumissions et la lecture de plans.

[10]        Le travailleur explique donc qu’il n’a pu effectuer son travail convenablement à cause de ce changement. 

[11]        Mais ce n’est pas tout. 

[12]        L’employeur a ajouté du travail à faire sur la route, chose que le travailleur ne faisait pas avant.  Le travailleur effectuait alors deux types de travail; le travail de bureau comme dessinateur, travail qui était le même qu’il effectuait avant, hormis la supervision d’employés, puis partait sur la route pour chercher des clients.  Or, l’employeur ne lui a jamais décrit précisément ce à quoi il s’attendait de la part du travailleur.  Ce dernier prenait alors le volant et partait sans trop savoir exactement quoi faire ou qui aller visiter.  Alors que le travail de prospection représentait environ 5 % de son travail, après février 2015 le travailleur passait plus de 50 % de son temps sur la route pour la prospection.  Cependant, en une semaine normale d’à peu près 40 heures de travail, le travailleur ne parvenait tout simplement pas à faire à la fois la revue des devis de béton, les estimations et le travail de prospection sur la route

[13]        Le travailleur ne conteste aucunement le fait que l’employeur a un pouvoir de gérance.  Cependant, il soutient que l’employeur a été incohérent dans ses demandes, lui faisant des reproches vagues, sans qu’il puisse savoir ce qu’il devait changer.  L’employeur avait des exigences irréalistes, comme avoir de meilleurs résultats de ventes alors qu’on était hors saison.  L’employeur a abusé de son pouvoir de gérance.

[14]        Quant à l’employeur, il conteste la réclamation du travailleur, car il estime qu’il a simplement exercé son droit de gérance en réorganisant le travail avec un nouveau superviseur des ventes. Même si le travailleur, un responsable technique, a pu être affecté par les changements, le fait pour l’employeur de modifier les objectifs de rendement, et de modifier les tâches et responsabilités ne dépasse pas le cadre normal du travail. Il n’y a pas de surcharge de travail.  En ce qui concerne l’évaluation du travail effectué par le travailleur, l’employeur soutient que le travailleur n’a pas répondu aux demandes pour 2015 : il n’a pas finalisé un projet de logiciel spécifique au travail de dessinateur chez l’employeur, projet en cours depuis cinq ans, et il n’a pas non plus réussi à développer la clientèle de petits investisseurs.

LES FAITS ET LES MOTIFS

[15]        Lors de l’audience, le travailleur a témoigné, ainsi que madame G. Nadon, conjointe du travailleur et ancienne employée de l’employeur affectée aux Ressources humaines. Pour l’employeur ont témoigné monsieur J. Côté, responsable des Ressources humaines depuis octobre 2010, et monsieur P. Carpentier, nouveau supérieur immédiat du travailleur.

[16]        Le Tribunal retient les éléments suivants.

[17]        Dans une réclamation reçue par la CSST le 19 mai 2015, le travailleur déclare qu’il a subi une lésion professionnelle.  Il décrit les circonstances suivantes :

J’étais en train de promouvoir le service que donnait Acier Ouellette en compagnie du directeur général (monsieur L. Charrette) concernant la vente de produits pré-fabriqués lorsque je me suis senti totalement dépourvu.  J’étais sur le point de pleurer devant la cliente.  J’ai terminé la représentation et je suis sorti.  C’est là que je me suis mis à pleurer pour de bon.

[18]        Une attestation médicale de la docteure M. Lemaire Auger en date du 14 mai 2015, mais faisant suite à une visite médicale du 27 avril 2015, est au dossier. Le médecin a posé le diagnostic de dépression et suggère de la psychothérapie. Les notes cliniques indiquent que le travailleur dit « donner tout ce qu’il peut » qu’il ne dort plus et a une « fatigue ++ ».

[19]        À l’audience, le travailleur déclare qu’après avoir reçu une lettre de l’employeur en date du 23 avril 2015 portant sur son rendement jugé insuffisant et le faible développement de la clientèle en acier d’armature, le directeur général, monsieur L. Charette, avait décidé de l’accompagner pour voir un client le lendemain.  Cela était inhabituel. 

[20]        Mais lors de cette visite du 24 avril 2015, le travailleur s’est soudainement trouvé mal : il avait de la difficulté à parler, était émotif et avait les larmes aux yeux. La représentante de ce client s’en est aperçue et le travailleur est sorti.  Le travailleur déclare que, dans l’auto, monsieur Charette lui aurait dit que si le département d’armature faisait des ventes mensuelles de 200 000 $, il n’y aurait pas eu de changements chez l’employeur. C’est à ce moment que le travailleur a compris pourquoi une partie des ventes d’armature étaient maintenant (en 2015) inscrites dans les ventes générales d’acier et non dans les ventes d’armature, rendant difficile de discerner la performance véritable de son département d’armature.  Or, le travailleur insiste sur le fait que sa productivité ou son rendement était surtout évalué par ses chiffres de ventes, lesquels ont été faussés en 2015 pour les ventes d’acier d’armature.

[21]        Après cet incident du 24 avril 2015, le travailleur a consulté un médecin.  Durant son congé de maladie, et dès juillet 2015, son cellulaire professionnel et sa carte d’accès ont été désactivés.  Le travailleur en est étonné puisqu’en 2014, il a vu d’autres travailleurs, tel un représentant sur la route partir en congé de maladie sans que cela soit fait.

[22]        Le diagnostic de dépression est maintenu de mai à juillet 2015 au moins. Le 16 novembre 2015, la docteure Auger pose le diagnostic de dépression. 

[23]        Dans une lettre du 23 novembre 2015, l’employeur estime que le dernier certificat médical du travailleur ne permet pas d’entrevoir un retour rapide au travail normal. De plus, l’employeur indique que, le poste qui était occupé par le travailleur n’ayant finalement pas été remplacé durant son absence pour maladie, en conséquence, il faut en conclure qu’il ne s’agit pas d’un poste essentiel. L’employeur abolit donc le poste et met fin à l’emploi du travailleur. Cette lettre est signée par le superviseur du travailleur, monsieur Carpentier.

[24]        Mais un an auparavant, des notes cliniques du 25 mars 2014 indiquent que le travailleur s’est plaint d’une charge de travail plus marquée et qu’il y a une personne de moins dans son équipe. La veille, il avait parlé au directeur général en poste depuis 35 ans chez l’employeur, monsieur Charette. Il ajoute qu’il y a eu des changements au sein de la direction générale plusieurs fois. À l’audience, il explique que cela était dû au congé hivernal de trois mois que prenait monsieur Charette chaque année.

[25]        Le Tribunal note que, déjà le 25 mars 2014, puis le 8 avril 2014, un médecin a deux impressions diagnostiques, le travailleur présente soit un trouble d’adaptation secondaire à un surmenage, soit une dépression. En ce qui concerne une prescription pour de la médication et un arrêt de travail, en mars, le médecin précise que le travailleur les refuse.

[26]        À l’audience, le travailleur explique qu’il a consulté en 2014 la docteure Auger, sa médecin de famille, parce qu’il était fatigué, stressé et n’allait tout simplement pas bien. Il faisait face à une surcharge de travail aggravée par le roulement du personnel. Au bureau, il subissait beaucoup de pression sur la rentabilité du département d’armature alors qu’un membre du personnel avait été congédié en mars 2014, durant la basse saison pour l’armature. Mais le travailleur appréhendait le fait que dès la reprise des activités à l’été, il allait, encore une fois, devoir former de nouveaux dessinateurs-estimateurs en acier d’armature, un métier difficile et complexe, afin de répondre au « rush » durant l’été. Cela était particulièrement stressant pour le travailleur et augmentait sa charge de travail. Il en a parlé à des membres de la direction et les choses se sont améliorées : on lui a accordé un congé et engagé un autre estimateur pour son département. Les notes cliniques du 23 juillet 2014 indiquent que le travailleur a maintenant de l’aide au bureau.

[27]        Mais en 2015, la situation au travail s’est grandement compliquée.

[28]        La preuve est à l’effet qu’il y a effectivement eu d’importants changements au sein de l’entreprise, changements, qui ont affecté le travailleur et son équipe (département d’acier d’armature).

[29]        L’employeur œuvre dans trois créneaux : la distribution d’acier et d’acier de structure, la coupe d’acier et l’acier d’armature.  En plus, depuis un peu plus d’un an, l’employeur fait aussi l’assemblage et la soudure de l’acier en usine.  L’employeur a à cœur le service à la clientèle, ce qui fait sa renommée.  Il a environ soixante-dix employés.

[30]        Au départ, monsieur Charette était directeur général de l’entreprise au sein de laquelle il travaille depuis 35 ans.  Les activités de l’employeur prenant de l’ampleur, le travailleur a été embauché afin de libérer monsieur Charette qui s’occupait auparavant de toutes les ventes d’acier (y compris l’acier d’armature) et des opérations.

[31]        À son embauche, le travailleur avait le poste de « superviseur de ventes d’armature ». Il s’occupait de ventes pour l’armature et avait deux ou trois estimateurs sous sa gestion. En fait, le travailleur était dessinateur-estimateur pour les travaux d’acier d’armature. Comme en a témoigné monsieur Côté, c’est le travailleur qui savait ce que désirait obtenir le client, car ce dernier l’informait de ses demandes particulières, puis le travailleur transmettait les informations au département.

[32]        Même avant 2012, monsieur Charette envisageait de prendre sa retraite.  Il prenait chaque hiver environ trois mois de congé.  L’employeur a alors voulu trouver une relève pour monsieur Charette.  En fait, il désirait un « superviseur technique », une personne pour superviser l’équipe du travailleur (acier d’armature).  L’employeur désirait avoir un dessinateur-estimateur, mais qui avait le potentiel pour monter les échelons et devenir gestionnaire.

[33]        Monsieur Côté explique que la recherche d’un candidat s’est faite en avril 2014 et a duré un ou deux mois.  Mais il n’y a eu aucun candidat valable qui s’est manifesté à l’externe.

[34]        Puis, vers octobre 2014, le poste de « superviseur des ventes », mais uniquement pour les ventes d’acier structural - excluant donc la vente d’acier d’armature - a été offert à l’interne.  Monsieur P. Carpentier l’a obtenu.

[35]        À la fin de février 2015, le président, monsieur P. C. Shaw a voulu une réorganisation en faveur de monsieur P. Carpentier.  Rappelons que celui-ci était déjà superviseur des ventes d’acier, mais ne s’occupait aucunement de l’estimation et des ventes spécifiques à l’acier d’armature.  En 2015, monsieur Carpentier devenait gestionnaire d’un département de plus, soit celui d’acier d’armature, le département qui était jusque-là géré par le travailleur.  Ainsi, monsieur Carpentier prenait en charge toutes les ventes d’acier, soit les ventes d’acier structural, mais aussi l’acier d’armature et de plaque.

[36]        Monsieur Côté explique le but de cette promotion d’octobre 2014 : monsieur Carpentier prenait en charge toutes les ventes.  Monsieur Carpentier avait entrepris un Certificat en administration.  L’employeur désirait qu’un jour monsieur Carpentier puisse prendre la relève d’une des deux charges du directeur général, monsieur Charette, soit les ventes d’acier.  Aujourd’hui,  les choses vont en ce sens, quoique le but ne soit pas encore atteint.

[37]        Pour reprendre les mots de monsieur Côté, la réorganisation visait à « faire prendre du galon » à monsieur Carpentier et à l’intégrer au département des ventes d’armature.

[38]        Mais dans les faits, le processus de réorganisation a été commencé dès janvier 2015. Monsieur Côté explique qu’il y a eu une rencontre impliquant le travailleur, monsieur Carpentier ainsi que monsieur S. Lagacé, contremaître de l’entrepôt qui relevait du département des opérations.

[39]        Bien que monsieur Côté n’ait pas assisté à cette rencontre de janvier 2015, à titre de responsable des Ressources humaines, il est en mesure de témoigner au sujet du but de cette rencontre.  Comme auparavant le travailleur s’occupait seul du travail (gestion/supervision) dans les ventes d’armature, l’employeur a demandé que le travail se fasse en équipe et que le travailleur partage avec monsieur Carpentier et monsieur Lagacé les informations sur ce qui se passait dans le département de l’armature. L’optique était claire, soit que le travailleur partage les informations et ses connaissances pour préparer la relève.

[40]        Monsieur Côté explique que, lors de la rencontre de janvier 2015, le travailleur a été mis au courant de l’enlignement de l’employeur pour l’obtention de contrats de petits entrepreneurs. Lors de la rencontre de février 2015, des instructions ont été de nouveau données au travailleur, soit de se concentrer sur des petits contrats et de continuer l’assemblage d’acier d’armature en usine. Monsieur Carpentier ajoute que l’employeur voulait se concentrer sur les petits entrepreneurs avec un tonnage d’armature raisonnable, plutôt que sur les grands projets. Le travailleur devait aussi continuer à obtenir des ventes d’assemblage d’armature en usine.  Aussi, le but de la rencontre de janvier 2015 visait une meilleure collaboration entre le département général d’acier, le département d’acier d’armature et la production. Le président de l’entreprise, monsieur Shaw, désirait une meilleure communication entre les départements.

[41]        Au dossier, il y a une lettre datée du 23 février 2015 signée par monsieur Shaw et adressée au travailleur. Elle informe du fait qu’il y a une restructuration du département des ventes « afin de recentrer les effectifs en fonction de nos créneaux de vente ». Le détail des nouvelles tâches et des conditions de travail du travailleur y est indiqué :

À titre de dessinateur estimateur senior, vous aurez la responsabilité de recevoir les demandes de soumissions et d’estimer sur les divers plans reçus la quantité requise pour compléter une soumission à remettre au client.  Voici de plus les mandats particuliers que nous continuons de vous donner :

-développer la clientèle ayant un caractère plus technique en collaboration avec le superviseur des ventes (visite client, maintient clientèle existante)

-coordonner les ventes d’assemblage d’armature[3]

Vous relevez du superviseur des ventes, Patrick Carpentier.  Lors de demande de soumission, vous devez le consulter si nécessaire afin de déterminer si nous allons de l’avant.  Patrick fera le suivi des demandes de soumissions et des commandes envoyées en production afin de s’assurer que le tout suit l’enlignement souhaité par Acier Ouellette.

Nous aimerions établir avec vous une date à laquelle le programme d’estimation d’armature sera optimum et que l’entreprise cessera d’investir dans son développement et terminer les services de Monsieur Michael Brosseau.

Malgré ces changements, nous souhaitons pouvoir compter sur votre présence et votre expertise pour que l’entreprise puisse continuer de bien fonctionner et qu’elle puisse toujours bien servir ses clients.

[42]        Pour la présentation de cette lettre du 23 février 2015, il y a eu une rencontre impliquant le travailleur, monsieur Carpentier et monsieur Côté.

[43]        Monsieur Côté en explique le contexte.

[44]        Pour ce qui est des ventes d’acier, trois employés sur quinze relevaient du département des ventes d’armature. Or, les ventes d’acier de structure ou d’acier général —qui étaient déjà gérées par monsieur Carpentier— s’élevaient à 70 % du chiffre d’affaires. L’employeur a donc décidé de réorganiser la main d’œuvre de façon à donner un coup de main à l’équipe de monsieur Carpentier. Ainsi, « Sophie », une dessinatrice-estimatrice du département d’acier d’armature a été affectée à l’équipe des ventes générales d’acier, tout en demeurant un soutien en acier d’armature au besoin.

[45]        Le Tribunal constate donc que l’équipe d’acier d’armature a alors perdu un membre au profit de l’équipe des ventes générales d’acier.

[46]        Monsieur Côté explique que l’employeur s’attendait à ce qu’il y ait moins d’activité en armature.

[47]        Par ailleurs, l’entreprise offrait le service de pose d’armature en chantier.  Il s’agit d’un nouveau créneau développé par le travailleur et son équipe. Cependant, l’employeur a décidé de reculer et de ne plus continuer dans cette voie.

[48]        En fait, l’employeur avait reçu une mise en demeure d’un client à qui il avait vendu et, via un sous-traitant, posé l’armature sur le chantier de construction. Il s’agissait d’un projet d’envergure. Or, un problème était survenu à l’été 2014. Le président de l’entreprise a décidé de ne plus entreprendre de gros projets et de ne plus s’occuper de la pose sur le chantier de l’armature vendue par l’employeur.  C’est dans ce contexte de poursuite judiciaire que l’employeur a décidé en 2015 de se concentrer sur des projets plus modestes, des « petits entrepreneurs ».

[49]        En février 2015, en plus du travailleur et de monsieur Carpentier, trois autres personnes ont été touchées par la réorganisation, dont « Sophie » la dessinatrice.

[50]        Par la réorganisation de février 2015, monsieur Carpentier conservait son titre de superviseur des ventes, mais en plus des ventes d’acier en général, il prenait maintenant la supervision du département des ventes d’acier d’armature. Le travailleur avait maintenant le nouveau titre de « dessinateur-estimateur senior ». Il continuait à s’occuper des clients, des soumissions comme le faisaient les autres dessinateurs-estimateurs du département d’acier d’armature. Le mot « senior » visait à indiquer que le travailleur devait dorénavant faire le lien avec monsieur Carpentier. 

[51]        De ce fait, le travailleur n’avait plus de tâches de superviseur et ne gérait donc plus les dessinateurs-estimateurs en acier d’armature. C’est ce qu’explique monsieur Côté. Le Tribunal ajoute que c’est du moins ce qui était censé se produire. Mais dans les faits, la preuve démontre que le travailleur devait superviser le travail technique des dessinateurs-estimateurs en acier d’armature.

[52]        Mais qu’en est-il pour ce qui est du nombre d’heures consacrées à la prospection sur la route ?

[53]        Il y a un hic. Le travailleur affirme qu’aucune instruction ou aucun objectif ne lui a été donné sur ses nouvelles tâches en prospection de clients pour la vente d’acier d’armature.

[54]        Les notes de monsieur Côté utilisées en préparation de la rencontre de janvier 2015 indiquent que le président de l’entreprise, monsieur Shaw, allait donner ses enlignements pour le développement des ventes d’acier d’armature : monsieur Carpentier serait coordonnateur du « travail des représentants sur la route en ce sens » et surtout le travailleur « ira aussi sur la route à la fréquence d’une journée par semaine pour suivre les enlignements » du président de l’entreprise. Monsieur Côté convient du fait que lui-même n’avait pas été présent lors de la rencontre de janvier 2015. Bien qu’il puisse donner les objectifs généraux de cette rencontre, il ne peut donc pas faire d’affirmation sur ce qui a effectivement été dit ou fait alors.

[55]        Monsieur Côté explique que l’employeur ne pouvait, bien sûr, pas s’attendre à ce que le travailleur fasse tout son travail de bureau en plus de la prospection sur la route, et avance qu’entre le 23 février 2015 et mars 2015 le travailleur a peut-être été mis au courant du nombre d’heures ou de jour (un seul par semaine) qu’il devait consacrer à la prospection de clients.  Cependant, c’est monsieur Carpentier, et pas monsieur Côté, qui s’est chargé de fournir cette précision au travailleur.  Monsieur Côté ne peut en dire davantage sur le sujet.

[56]        Or, le travailleur déclare qu’il n’a rien su de cette précision.  Jamais un responsable chez l’employeur ne l’a avisé du fait que seulement une journée par semaine devait être consacrée à la prospection de clients en armature.  En fait, quand il était au bureau, on lui disait d’aller sur la route, mais s’il y avait des problèmes au bureau pour l’armature, on lui disait de les régler.  Le travailleur mentionne un incident où il est allé à Québec et a tenté de téléphoner à son nouveau gestionnaire, monsieur Carpentier, à de nombreuses reprises tout au long du chemin, mais sans succès ni retour d’appels. Or, quelle ne fut pas sa surprise de constater à son retour au bureau que monsieur Carpentier était bel et bien présent, mais se disait trop occupé pour faire un retour d’appel. 

[57]        Le travailleur insiste sur le fait qu’il était laissé à lui-même.  Il ignorait quelles étaient les nouvelles attentes de l’employeur quant à son travail de prospection.  D’ailleurs, il n’avait aucun repère puisqu’il était le seul représentant de l’employeur à aller sur la route (prospection) pour le travail en armature.  Les autres représentants en vente d’acier ne faisaient aucune estimation, donc aucune vente d’acier d’armature.  Tous les soirs, le travailleur avait pris l’initiative de faire un compte-rendu de sa journée, des personnes ou entreprises rencontrées parmi lesquelles figuraient de petits entrepreneurs. 

[58]        Quant à monsieur Carpentier, il déclare avoir discuté avec le président de l’entreprise, au sujet des tâches de développement de la clientèle par le travailleur à raison d’une fois par semaine, « vu les connaissances du travailleur en armature » et vu que monsieur Carpentier lui-même avait déjà la supervision des « représentants externes » en acier général. Le travailleur devait donc aller dans un territoire attitré à des représentants externes, mais devait cependant cibler la clientèle pour les travaux d’armature, alors que les autres vendeurs sur la route offraient tous les produits et services de l’entreprise.  Ceci dit, monsieur Carpentier déclare que la vente de travaux d’armature était dans le mandat des vendeurs sur la route, mais que certains d’entre eux ne sont pas à l’aise sur ce type de contrats.  L’employeur a donc décidé qu’il était préférable qu’un employé ayant les connaissances techniques en armature fasse le travail de prospection sur la route.

[59]        Monsieur Carpentier déclare qu’à deux occasions - seulement deux fois - il a fait une route avec le travailleur. Il explique que, comme l’armature est un domaine particulier, « on amène en plus quelqu’un du département d’armature pour aider à la visite ».

[60]        Ainsi, le Tribunal constate que le travailleur avait son travail technique de dessinateur-estimateur, mais devait en plus aller sur le territoire déjà assigné à un représentant des ventes d’acier général, rencontrer la même clientèle potentielle que ce dernier, mais offrir spécifiquement des services en acier d’armature. 

[61]        Comment, dans sa restructuration, l’employeur allait départager les tâches de prospection du travailleur par rapport à celles des autres vendeurs sur la route, alors qu’ils ont les mêmes territoires et représentent la même entreprise, soit l’employeur ? Quelle structure a donc été mise en place pour éviter le chevauchement et définir le nouveau rôle du travailleur ? Et justement, désormais où était donc exactement la place ou la fonction du travailleur au sein de l’équipe d’acier d’armature ? 

[62]        Malgré la preuve et les témoignages à l’audience, ces questions du Tribunal demeurent sans réponse.

[63]        Le Tribunal constate que monsieur Carpentier ne précise pas quand les attentes de l’employeur quant à la répartition des tâches de dessinateur et de prospection ont été exprimées au travailleur. 

[64]        C’est donc dire qu’effectivement, ce n’est que lors de l’audience que le travailleur en a pris connaissance. 

[65]        L’eût-il su avant, probablement que les choses auraient été bien différentes. 

[66]        Et même si l’employeur avait vraiment informé le travailleur sur ce point, devant les interrogations du travailleur, pourquoi donc monsieur Carpentier, devenu gestionnaire du travailleur, n’a-t-il pas rappelé à ce dernier les propos et les attentes de l’employeur —du président de l’entreprise— sur la prospection à raison de seulement une journée par semaine et non pas durant 50 % du temps de travail comme le faisait maintenant le travailleur ?

[67]        Là encore, il n’y a aucune réponse logique.

[68]        Le Tribunal reste perplexe lorsque l’employeur se plaint du manque d’organisation du travail sur la route de la part du travailleur alors que monsieur Carpentier déclare que, bien que l’employeur demandait un jour par semaine sur la route, lui-même, en tant que nouveau gestionnaire, laissait pourtant le travailleur faire son propre horaire : le travailleur prenait ses rendez-vous et « pouvait aller sur la route quand bon lui semblait »

[69]        De son propre aveu, monsieur Carpentier laissait « les vendeurs sur la route un peu à eux-mêmes, ils planifient le travail » et lui, comme superviseur est « là pour guider, mais le travailleur fait ses choix par lui-même ».

[70]        Mais comment donc monsieur Carpentier guidait-il le travailleur vu la restructuration ?  En tenant des rencontres quasi journalières avec le travailleur, affirme le gestionnaire. De quoi y parlait-on ? Monsieur Carpentier déclare qu’il s’assurait ainsi du développement des affaires : il vérifiait que le type de contrat était conforme à la nouvelle vision de l’employeur et que les prix des estimations étaient conformes aux prix du marché. 

[71]        Mais à quoi peuvent donc bien servir un si grand nombre de rencontres lorsque, plusieurs semaines après la restructuration et l’entrée en poste de monsieur Carpentier comme gestionnaire du département de vente d’armature, le travailleur ignore toujours ce qu’on attend de lui ? Et c’est justement un manque d’encadrement du travail de prospection qui avait été noté par l’employeur, selon monsieur Côté.

[72]        À qui la faute ? Le Tribunal ne voit pas en quoi elle reposerait sur les épaules du travailleur. 

[73]        Tel qu’il sera expliqué plus loin dans la présente décision, bien sûr, l’employeur a un droit de gérance qui, lorsqu’exercé normalement, convenablement et raisonnablement, lui permet d’évaluer, de réprimander et de discipliner un travailleur.  Mais encore faut-il qu’il n’y ait pas d’abus du droit de gérance. Et c’est là le cœur du litige.

[74]        Le Tribunal ne parvient pas non plus à suivre lorsque monsieur Carpentier affirme que, le reste de la semaine, le travailleur devait « prendre le superflu des plans ». Quel « superflu » des plans alors que le travailleur était justement devenu simple dessinateur-estimateur ? Le travailleur devait-il faire davantage de soumissions ou simplement prendre le « surplus » de travail de l’équipe ? Et, ultimement, y avait-il vraiment un « surplus » ou surcroît de plans reçus par l’employeur ?

[75]        Le Tribunal constate qu’il y a plusieurs incohérences.

[76]        Quoi qu’il en soit, dans les faits, monsieur Côté déclare qu’après le 23 février 2015, le travailleur a effectué du travail de prospection sur la route et a assuré le suivi des clients en armature.  Quant à monsieur Carpentier, il confirme que le 23 février 2015, le travailleur a effectivement été informé du fait qu’il devenait son supérieur immédiat, au lieu de monsieur Charette.  Dès le lendemain, les deux autres employés, soit madame S. Leblanc et monsieur J.-F. Tassé, en ont été informés.

[77]        Monsieur Carpentier confirme le fait qu’après la restructuration en 2015, le travailleur devenait un simple « estimateur », mais on lui a donné le titre de dessinateur-estimateur senior avec des tâches de développement de la clientèle.

[78]        Fait intéressant, monsieur Côté a déclaré à l’audience que, quelques jours après le 23 février 2015, l’employeur a vu que, s’il désirait que le travailleur aille sur la route, une personne du département d’armature devait rester au bureau et s’occuper du travail technique en acier d’armature.  Au début, monsieur J.-F. Tassé, dessinateur en acier d’armature, avait été identifié comme pouvant faire ce travail.  Il s’agit d’un bon dessinateur. Monsieur Côté déclare que, cependant, c’était une personne introvertie qui ne pouvait s’occuper des relations avec la clientèle existante comme le faisait le travailleur auparavant.

[79]        Ici, le Tribunal souligne le fait que l’employeur a bien constaté que, lorsque le travailleur était sur la route, une personne ayant les compétences techniques spécifiques à l’acier d’armature devait demeurer au bureau et s’occuper de faire le lien entre la production et les clients en armature.  Si cette personne avait été désignée officiellement pour le faire, bien des problèmes auraient été évités.  Or, cela n’a pas été fait puisque monsieur Carpentier a décidé de ne pas donner cette responsabilité à monsieur Tassé.

[80]        En conséquence, ce que le travailleur a déclaré se révèle corroboré. Même les journées où il allait sur la route, le travailleur devait passer au bureau afin de jeter un coup d’œil au travail fait par les dessinateurs en armature et de leur faire certains rappels techniques. 

[81]        Environ un mois après la restructuration du 23 février 2015, soit vers le 21 mars 2015, un ancien dessinateur-estimateur du département d’acier d’armature a été engagé, soit monsieur Kossi. Cependant, le travailleur explique que monsieur Kossi n’était pas opérationnel immédiatement, particulièrement pour le travail d’assemblage, et demandait donc de l’aide du travailleur.

[82]        À ce propos, le travailleur souligne le fait qu’en 2015, l’employeur lui a dit de poursuivre son travail pour ce qui est de l’assemblage en usine.  Le travailleur avait développé ce créneau si bien que l’employeur recevait des commandes d’assemblage d’un peu partout.  Or, le dessinateur de l’époque, monsieur Tassé, était compétent, expérimenté et surtout autonome.  Mais au moment où l’équipe d’armature faisait des plans d’assemblage pour un client, monsieur Tassé a été congédié.  En mars 2015, monsieur Kossi, un ancien employé, a été embauché.  Cependant, l’assemblage demande de faire des calculs spécifiques pour arriver à donner certains prix.  Le nouvel employé était capable d’acquérir cette connaissance, mais requérait du temps, et surtout de l’aide afin qu’il puisse être capable de faire le travail.  Or, c’était le travailleur lui-même qui devait l’aider, ce qui requérait du temps. 

[83]        Alors, le travailleur entrait le matin pour le voir puis partait sur la route.  Or, le nouvel employé lui téléphonait durant la journée pour de l’aide ou des précisions, et ensuite, le travailleur devait retourner au bureau, pour des commandes à livrer, la gestion des courriels et déterminer quel projet pouvait être rentable ou non pour l’employeur.  Il s’agit de tâches que les autres représentants sur la route n’effectuaient pas.

[84]        Ainsi donc, le Tribunal constate que le travail de supervision et, vu l’épisode du voyage à Québec pour ne pas perdre un client important de l’employeur (épisode dont le Tribunal parlera plus loin), même le service à la clientèle existante en acier d’armature continuaient à être faits par le travailleur, au moins en grande partie.

[85]        En ce qui a trait au travail effectué par le travailleur vers la fin mars 2015, monsieur Côté déclare que l’employeur était satisfait du travail du travailleur, sauf en ce qui a trait à « la petite lacune dans la planification de son travail sur la route (...) il y avait certaines choses, comme les ventes d’armature, qui laissaient à désirer ».  Par exemple, le travailleur devait aller en région, comme les Laurentides, Laval, Montréal et l’Outaouais, pour contacter de petits entrepreneurs.

[86]        Le Tribunal a déjà souligné les incohérences dans la mise en œuvre de la restructuration de février 2015. Qu’est-ce qui a été fait pour remédier à ce manquement ?

[87]        Le témoignage de monsieur Carpentier est révélateur.

[88]        Ainsi, monsieur Carpentier déclare avoir rencontré le travailleur le 17 mars 2015 pour faire le point : le travailleur n’effectuait pas de rapport de ses visites chez les clients potentiels et aucune commande d’armature n’avait été obtenue. C’est après cette rencontre que le travailleur a fait des comptes-rendus quotidiens. Monsieur Carpentier déclare qu’il fallait que le travailleur « amène de la business ».

[89]        Monsieur Carpentier indique qu’après cette mise au point, le lundi 23 mars 2015 le travailleur lui a semblé être vraiment démotivé, ébranlé, abasourdi. Monsieur Carpentier lui a donc écrit un courriel d’encouragement en le félicitant pour le travail accompli dans l’entreprise et en lui disant maintenant « amène le marché qui vient avec ! ». On demande ainsi au travailleur d’amener « de la business » : amener davantage de contrats, davantage de revenus.

[90]        Après cela, selon monsieur Carpentier, le travailleur semblait plus motivé et faisait des rapports sur son travail. Cependant, il ne faisait pas vraiment de « détaillage » de plans ou estimations. Le gestionnaire affirme qu’on a tenté « de lui donner des outils » et s’interroge à haute voix : « Est-ce que les clients étaient bien ciblés ? Est-ce que je sentais que la personne n’était pas bien alignée ? Peut-être. Mais on n’a pas eu de soumission majeure ». En trois mois, il n’y avait eu rien de concret, aucune ouverture de compte par les clients potentiels visités par le travailleur n’avait été faite. C’est pourquoi l’employeur a jugé le rendement du travailleur comme étant insuffisant. De plus, le logiciel sur lequel travaillait le travailleur depuis des années n’était pas encore complété.

[91]        Le Tribunal estime que cet aveu explique en grande partie la pauvre performance du département d’armature : une restructuration était en branle, mais le travailleur à qui l’employeur semblait imputer cette performance —lui qui n’était pourtant plus le gestionnaire de l’équipe d’armature, mais monsieur Carpentier l’était devenu— n’était « pas bien aligné » dans le nouveau contexte. Sans oublier le fait qu’en mars, c’était encore la saison morte pour l’armature.

[92]        Le 23 avril 2015, une lettre est adressée au travailleur, rédigée par monsieur Côté, mais signée par monsieur Carpentier. Elle se lit comme suit :

Nous vous rencontrons aujourd’hui pour vous faire part de notre insatisfaction par rapport à votre rendement des derniers mois.  Nous vous avons rencontré le 27 janvier 2015 afin de recentrer votre travail et nous vous demandions de mettre plus d’énergie au développement de la clientèle, particulièrement les petits entrepreneurs.

Nous avons aussi indiqué nos attentes par rapport à votre performance lors de la restructuration faite le lundi 23 février 2015; soumissionner et estimer des plans, suivre la clientèle, développer des ventes techniques et développer les ventes d’assemblage d’armature.

Je vous ai rencontré le 17 mars 2015 pour vous informer de la décision de congédier un dessinateur estimateur et que vous deviez mieux organiser votre temps sur la route par rapport aux objectifs que nous vous avions donnés lors des dernières rencontres.

Nous constatons aujourd’hui que votre rendement est insuffisant et que vous ne répondez pas à nos attentes.  Nous vous demandons à partir d’aujourd’hui de prendre les dispositions qui s’imposent pour rectifier la situation car nous n’aurons d’autres choix que de prendre des mesures administratives qui s’imposent.

[93]        À l’audience, monsieur Côté, le véritable auteur de la lettre affirme que cette lettre n’avait pas pour objectif de « viser le travailleur personnellement ». Mais l’employeur se rendait compte que « le travail n’était pas encore assez organisé ». La lettre a été remise au travailleur en présence du président, monsieur Shaw, de monsieur L. Charette, et monsieur Carpentier. 

[94]        Quant au travailleur, il affirme que durant cette rencontre, on n’a cessé de lui demander quand les ventes allaient reprendre, question à laquelle le travailleur a répondu qu’il n’avait aucun contrôle sur la température et faisait remarquer que la direction avait toujours cette réaction à cette période de l’année.

[95]        Le Tribunal constate que cette lettre écrite est on ne peut plus claire : le rendement du travailleur est insatisfaisant. Il devait mettre l’accent sur le développement de la clientèle des petits entrepreneurs et mieux organiser son temps sur la route pour atteindre les objectifs. Or, il ne répond pas aux attentes selon l’employeur.

[96]        Ceci dit, jamais on ne fournit de précisions au travailleur sur ce qu’on entend par l’expression « mettre plus d’énergie » au développement de la clientèle. On parle d’une meilleure organisation du temps sur la route, sans plus de détails. Ainsi, on ne précise toujours pas le nombre de jours ou d’heures que le travailleur est censé faire en prospection de clients, donc sur la route. 

[97]        Mais l’employeur s’attend encore à ce que le travailleur fasse un travail de dessinateur-estimateur, pour ce qui est d’estimer les plans, « suivre la clientèle » déjà établie et leurs projets en armature. C’est ce qu’exprime l’employeur dans la lettre du 23 avril 2015, alors même qu’en février 2015 il écrivait que monsieur Carpentier « fera le suivi des demandes de soumissions et des commandes envoyées en production » (soulignement du Tribunal).

[98]        Nulle part —ni dans la lettre du 23 avril 2015, ni lors des échanges entre la gestion et le travailleur— il n’est indiqué comment, exactement, le travailleur devait s’y prendre pour à la fois continuer à faire son travail de dessinateur-estimateur « senior » dans son équipe, et faire de la prospection de clients. 

[99]        Comme indiqué plus haut, il faut rappeler que chez l’employeur, il y a des employés qui ne font que de la prospection de clients pour ce qui est de l’acier en général, mais pas pour le travail plus technique d’acier d’armature. Or, tel que l’a expliqué le travailleur à l’audience, il ne s’agit pas du même travail. En effet, pour les ventes d’acier en général, il suffit pour l’employeur de prendre la commande de matériel du client, sans plus. Si le client fait des erreurs, c’est la responsabilité du client.  Alors que, pour le travail d’acier d’armature, le dessinateur-estimateur doit étudier le plan et estimer lui-même ce qu’il faudra faire.

[100]     En conséquence, le travail qu’avait monsieur Carpentier en tant que superviseur des ventes d’acier avant 2015 n’impliquait pas les mêmes responsabilités et connaissances techniques que le travail en armature.

[101]     De plus, un problème majeur découlait justement du fait que monsieur Carpentier n’avait ni l’expérience ni les connaissances techniques pour être en mesure de superviser les estimations faites pour l’armature.  Le travailleur explique qu’il devait sans cesse fournir ce genre d’explications techniques à monsieur Carpentier qui d’ailleurs était incapable de lire un plan ou devis pour l’armature. Cela causait un important ralentissement dans son travail de dessinateur-estimateur.

[102]     Lors de son témoignage, monsieur Carpentier déclare avoir obtenu un diplôme d’études professionnelles en dessin industriel.  Il est capable de lire des plans en dessin industriel, donc pour la mécanique, mais pas pour l’armature ou le bâtiment.  Cependant, il affirme que chaque dessinateur-estimateur en armature se doit de lire les devis, mais lui-même n’a pas eu à le faire vu que la clientèle visée était maintenant de petits entrepreneurs. Il soutient qu’il n’y avait donc que de petits devis à lire, qui impliquaient parfois seulement un petit paragraphe avec mention de l’armature.

[103]     Le Tribunal constate que pour monsieur Carpentier, le fait d’avoir des projets plus modestes diminuait automatiquement la charge de travail en armature. Pour le gestionnaire, « petits entrepreneurs » rime avec « petits devis ». D’où, implicitement,  une charge de travail diminuée pour les dessinateurs-estimateurs. 

[104]     Mais le travailleur, un dessinateur ayant de l’expérience en acier d’armature, expliquera que tel n’est pas la réalité. Il affirme qu’il est tout à fait simpliste et faux d’affirmer que les instructions en armature se résument à un petit paragraphe. Le devis accompagne le plan.  Il contient les instructions du projet pour tous les corps de métier. Il faut voir le devis, avant de faire l’estimation. C’est donc pour cela que le travailleur lisait les devis et donnait des instructions aux estimateurs en armature, leur rappelant de ne pas oublier tel ou tel détail.

[105]     Au surplus, des projets demandant moins de tonnage d’acier ne diminuent en rien l’obligation de faire un travail d’analyse. Il n’existe tout simplement pas de « petits devis de rien du tout ». Il faut plus que seulement dire si l’armature suit les normes canadiennes. Il faut examiner les questions de densité de béton, de géotechnique, le lieu du chantier et le type de projet qui implique du forage ou non, la densité du béton, la profondeur requise pour faire les encrages, ainsi que la question de hauteur de l’armature qui devra peut-être se faire en deux coulées. Tout cela n’est pas écrit sur le plan, souligne le travailleur. C’est le savoir et l’expérience qui permet à un dessinateur-estimateur en armature de le déterminer. Et ces questions sont d’une très grande importance. Si, comme l’affirme monsieur Carpentier, le travail se résume seulement à lire un petit paragraphe, des questions cruciales comme le risque sismique ne semble pas avoir été examiné lors des soumissions. Ce risque « n’est pas écrit dans le plan, mais c’est le devis qui va le dire », affirme le travailleur.

[106]     Il faut donc invariablement lire le devis au risque de faire face à de sérieux problèmes plus tard.  D’ailleurs, le président, monsieur Shaw a toujours dit au travailleur de toujours lire les devis lui-même. Étant donné que monsieur Carpentier était incapable de les lire et n’avait pas les connaissances techniques pour les questions telles la densité de béton, les normes à respecter suivant les différents types de projets, le travailleur a continué de lire les devis lui-même. Et ceci, pour les projets assignés à tous les estimateurs, y compris monsieur Tassé. Cela, tout comme il le faisait avant la restructuration de 2015, et comme le lui avait demandé monsieur Shaw lui-même, le président de l’entreprise.

[107]     Le Tribunal constate, concernant les exigences techniques du travail de dessinateur-estimateur décrit par le travailleur, qu’aucune preuve contraire n’a été présentée à l’audience.

[108]     Après avoir expliqué tous ces points techniques, le travailleur déclare qu’il estime que le travail de dessinateur-estimateur est loin d’être dégradant, contrairement à ce qui a été avancé par monsieur Carpentier.

[109]     En effet, à l’audience monsieur Carpentier s’est plaint du fait que, bien qu’on demandait au travailleur « d’aider » pour « estimer des plans » d’armature, le travailleur ne semblait pas s’y intéresser et passait son temps à l’assemblage en usine. Le gestionnaire affirme qu’on demandait que le travailleur s’assure « qu’on soumissionne sur des jobs car l’autre dessinateur, monsieur Tassé, était moins à l’aise pour le faire ». Ce dernier point est démenti par le travailleur qui affirme qu’au contraire monsieur Tassé était tout à fait autonome et un professionnel de confiance pour les estimations en armature.  Puis, de façon contradictoire monsieur Carpentier déclare que le travailleur semblait davantage vouloir aller sur la route afin de ne pas faire de lecture de plan et des soumissions.

[110]     Mais alors, le travailleur passait-il son temps à l’assemblage en usine ou au travail de prospection sur la route ? Il faudrait choisir.

[111]     Le nouveau gestionnaire déclare qu’il s’asseyait trois ou quatre fois par semaine avec le travailleur et lui disait de « se recentrer sur ce qu’on avait discuté déjà », soit de mettre « un peu de temps » sur la route, et soumissionner des plans.  Le travailleur semblait très souvent ébranlé, atterré, démotivé.  Monsieur Carpentier attribue cela à la perte de son poste de gestion.  Il affirme qu’il réussissait à motiver le travailleur, et « je faisais mention des attentes »

[112]     Mais que veut-il dire par cette dernière expression « faire mention des attentes » ? A-t-il détaillé ces attentes ou en a seulement fait de vagues mentions ? A-t-il expliqué ou réexpliqué de quelle façon, concrètement le travailleur pouvait réussir à répondre aux attentes ? Il faut répondre par la négative.

[113]     Monsieur Carpentier déclare que le travailleur semblait aimer le travail sur la route puisqu’il passait trois jours par semaine sur ce travail de prospection.  Et c’est le travailleur lui-même qui choisissait de le faire, précise monsieur Carpentier.

[114]     Mais alors, si monsieur Carpentier, nouveau gestionnaire du travailleur dans un contexte de réorganisation d’entreprise, avait constaté que le travailleur passait trop de temps au travail de prospection sur la route, pourquoi donc n’a-t-il pas informé ou rappelé précisément que l’équivalent d’un jour par semaine suffisait ? Les rencontres avec le travailleur, désorienté, étaient pourtant quasi quotidiennes et il a eu maintes et maintes occasions de redresser les choses.  Mais il ne l’a pas fait.  Non,  les estimateurs, il les « laissait à eux-mêmes ».

[115]     Depuis la restructuration de 2015, que devait donc faire le travailleur exactement ? Faire un travail régulier de simple dessinateur-estimateur ? « Aider », « s’occuper du superflu de plans », carrément superviser le travail technique de l’équipe ? S’occuper des contrats d’assemblage d’armature en usine ? En développer les ventes ? Les coordonner ? Faire de la prospection de clients sur la route pour la vente d’armature en général ? Ou tout à la fois sans autre détail ou directive du nouveau gestionnaire ou de l’employeur ?

[116]     De fait, la dernière proposition est celle qui a prévalu. 

[117]     Le Tribunal constate que deux importants problèmes ressortent.

[118]     Premièrement, le travailleur a sensiblement les mêmes tâches qu’avant, hormis la gestion du personnel (embauche et fin d’emploi des employés en armature), le travailleur continu à avoir la lourde responsabilité au niveau de l’assurance de la qualité des prestations des dessinateurs-estimateurs.  Pour ce faire, il doit utiliser ses connaissances techniques et son expérience pratique dans le domaine. Sauf que c’est monsieur Carpentier qui devait décider au final, si l’employeur allait « aller de l’avant » avec un projet d’armature ou non, par exemple, en s’assurant qu’il ne s’agissait pas d’un projet d’envergure, puisque l’employeur voulait maintenant se concentrer sur une clientèle plus modeste, les « petits entrepreneurs ». Ainsi, il ne pouvait y avoir de contrats obtenus sans le feu vert du nouveau gestionnaire concernant les soumissions à faire pour suivre la nouvelle orientation de l’employeur quant aux projets de modeste envergure.

[119]     Deuxièmement, en 2015, le travailleur a dû faire face à différentes erreurs principalement dues aux décisions de monsieur Carpentier. 

[120]     Le travailleur cite, entre autres, un client qui, en février 2015, après que le travailleur ait fait la soumission, avait demandé le délai que prévoyait prendre l’employeur pour réaliser le contrat.  Il s’avère que, malgré le fait que le travailleur ait tenté d’expliquer les choses, monsieur Carpentier a donné un délai de six semaines, un délai qui était trop long tant pour le genre de contrat d’armature que pour la période hivernale, une période creuse.  En réalité, ce genre de travail devait être fait rapidement, en trois semaines au maximum.  Cette erreur était due à l’inexpérience de son nouveau gestionnaire.  Il en a résulté la perte du contrat puisque la commande a finalement été annulée en raison du trop long délai prévu. 

[121]     C’est ce qu’a déclaré le travailleur à l’audience. Aucune preuve contraire n’a été présentée.

[122]     De même, pour pallier la période de ralentissement, dès décembre 2014, le travailleur avait pris l’initiative de demander au responsable d’une entreprise œuvrant dans le domaine du béton, de prendre la peine de dresser la liste des pièces dont il aurait besoin lors de la haute saison.  Ainsi, l’employeur fabriquerait les pièces (assemblage d’armature) durant l’hiver et tout serait prêt pour avril 2015.  Le travailleur précise que c’était une faveur que lui faisait cette entreprise et que lui-même avait promis que les pièces seraient faites.  Or, bien que le travailleur l’ait rappelé à maintes reprises à monsieur Carpentier, devenu gestionnaire du département d’armature, arrivé en avril 2015, donc à l’aube de la haute saison, le travailleur reçoit un appel d’un responsable de cette entreprise, en colère : aucune pièce n’était prête, rien n’avait été fait par l’employeur.  Le travailleur a dû se rendre à Québec afin de rencontrer l’acheteur principal de cette entreprise afin de ne pas perdre cet important client.

[123]     Il y a eu un autre incident avec une firme de Laval. Le travailleur a fait une soumission puis a été voir son nouveau gestionnaire, monsieur Carpentier, pour qu’il puisse indiquer le délai prévu. Le gestionnaire, à cause de son inexpérience, a donné des temps tout à fait irréalistes, comme 90 minutes pour faire des travaux de soudure d’une colonne. Or, le travailleur explique un détail technique : 15 minutes par colonne suffisent, car on ne peut s’acharner sur une soudure plus de 15 secondes sinon la pièce va se casser. Le travailleur a bien tenté d’expliquer ce détail technique à monsieur Carpentier, mais sans succès. Résultat, la soumission qui aurait dû être de 57 000 $ s’élevait maintenant à 300 000 $ après l’intervention de monsieur Carpentier. En raison de cette soumission hors de prix, l’employeur n’a pas obtenu le contrat en découlant. 

[124]     Encore une fois, aucune preuve contraire n’a été présentée à l’audience.

[125]     Le travailleur déclare avoir dû rencontrer monsieur Carpentier au sujet de telles pertes de contrats, car il était choqué de la situation.

[126]     En ce qui concerne son expérience de travail et ses qualifications professionnelles, le travailleur a d’abord travaillé dans une usine de fabrication d’automobiles, la General Motors, durant 21 ans.  Là, il a à peu près occupé « tous les postes », peu importe le département, tel celui de chauffeur de chariot élévateur, sableur, peintre, et soudeur, en plus de faire de la résolution de problèmes techniques.

[127]     À la General Motors, pour fait d’armes, le travailleur a conçu un bras ergonomique et hydraulique robotisé qui a pour avantage de permettre à l’usager d’éviter les blessures.  Le travailleur en a dessiné les plans.  Dans les années 90, la General Motors lui a versé une somme d’argent pour cette invention, environ 16 000 $. Puis, cet employeur lui a payé un cours menant à une Attestation d’études professionnelles en dessin industriel, d’une durée d’un an et demi.  Durant cette formation, l’employeur a payé les frais reliés à sa scolarisation tels les manuels et un ordinateur, en plus de lui verser son plein salaire, alors qu’il ne travaillait pas, mais étudiait à temps plein.

[128]     Après ce cours, le travailleur est retourné travailler comme dessinateur pour la General Motors jusqu’en 2001, lorsque la fermeture de l’entreprise s’annonçait.

[129]     Puis le travailleur a travaillé durant huit ans pour la compagnie Carrier. Il y a appris le contrôle numérique qu’il définit comme de « la robotique » de grande précision pour les machines dans les usines. Il s’agit donc d’un travail impliquant l’utilisation de machines ou d’outils à commande numérique. Chez Carrier, le travailleur est devenu dessinateur et programmeur de contrôle numérique.

[130]     Par la suite, en 2008 il est embauché chez l’employeur au dossier, Acier Ouellette, à titre de dessinateur-estimateur en acier d’armature. Puis en 2010, il est devenu responsable du département d’acier d’armature. Il gérait ce département et s’occupait de l’embauche et des fins d’emplois des employés.

[131]     De la preuve portant sur la complexité du travail technique de dessinateur-estimateur en acier d’armature, le Tribunal retient comme particulièrement probant le témoignage du travailleur. Bien qu’il ne soit pas ingénieur, le travailleur a la formation, les compétences techniques ainsi qu’une expérience pertinente à son travail, particulièrement la lecture de plans et devis, et le calcul des dimensions.

[132]     Le travailleur explique une autre circonstance.

[133]     La période hivernale est une saison très au ralenti pour l’armature. En effet, les entrepreneurs évitent de faire des travaux d’armature en hiver, car les calculs sont différents selon la saison. Il y a davantage de travail d’impliqué en raison des précautions supplémentaires à prendre vu le gel en hiver et la présence d’eau ou de neige dans les fondations. Cela implique des calculs différents. En conséquence, les coûts pour le travail en armature augmentent. C’est pour cette raison qu’en termes de ventes, le rendement est moins élevé durant les mois d’hiver pour l’équipe de dessinateurs-estimateurs d’armature. C’est ce qui est arrivé à l’hiver 2014-2015, pour la période de janvier à avril 2015.

[134]     Le travailleur déclare qu’en hiver, l’employeur a l’habitude de chercher à rationaliser ses dépenses et le coût de la main-d’œuvre, et met beaucoup de pressions sur lui pour qu’il augmente ses chiffres de ventes d’armature.

[135]     Le travailleur explique que c’est ainsi chaque année. Mais après le ralentissement de l’hiver, après le dégel, les projets se succèdent. 

[136]     Lorsque le personnel en armature est coupé durant les mois d’hiver, le résultat est immanquablement le même : il y a toujours un manque de personnel durant l’été dû au surcroît de travail, en raison de la haute saison ou « rush ». Sans oublier le fait que durant l’été, il devait aussi assurer la formation et/ou supervision du personnel nouvellement engagé pour l’acier d’armature. Si bien que le travailleur était incapable de prendre plus de deux semaines de vacances en été. En raison de sa grande charge de travail, il laissait tomber les deux autres semaines de vacances annuelles auxquelles il avait droit. Il avait les projets et ventes d’armature à superviser, ainsi que le département d’armature à gérer, incluant l’embauche. Les parties ont fait une admission à l’effet que décembre à mars inclusivement sont les mois les moins occupés chez l’employeur.

[137]     Le Tribunal estime qu’il faut tenir compte de cette situation récurrente qui, en plus de la restructuration, a ajouté aux problèmes auxquels le travailleur a dû faire face durant les premiers mois de l’année 2015.

[138]     Lorsque l’employeur l’a approché en janvier 2015 pour une restructuration, l’employeur le lui a présenté comme une façon de libérer le travailleur, et de lui permettre, entre autres, d’enfin prendre ses vacances. Présenté ainsi, le travailleur avait bien accueilli cette restructuration, puisqu’elle était censée alléger son travail et lui enlever des responsabilités.

[139]     Monsieur Carpentier admet que l’achalandage est moindre en hiver pour l’armature, mais affirme que des contrats sont obtenus malgré tout. Et l’employeur avait demandé au travailleur de continuer le développement de la clientèle d’assemblage d’armature.

[140]     Mais alors, peut-on vraiment reprocher au travailleur de mettre l’accent sur l’assemblage en usine durant l’hiver ? C’est pourtant ce qu’a fait le nouveau gestionnaire durant l’audience lorsqu’il déclare que le travailleur ne s’intéressait pas au travail d’estimation, mais « passait son temps » au travail d’assemblage en usine.

[141]     Ici, le Tribunal souligne que, justement, tel qu’indiqué dans sa lettre du 23 février 2015, l’employeur avait laissé au travailleur la « coordination » des ventes d’assemblage d’armature, puis dans la lettre du 23 avril 2015, l’employeur avait rappelé au travailleur qu’il lui aurait dit en février de « développer les ventes d’assemblage d’armature ».

[142]     Par ailleurs, le travailleur déclare, chiffres à l’appui, que les ventes de son département d’armature ont toujours été en augmentation.  Sauf la dernière année.  Selon le travailleur, cela s’explique par le fait que monsieur Carpentier a inclus des chiffres de ventes du département d’armature dans ses propres ventes.

[143]     Il y a eu admission des parties relatives aux ventes d’armature comptabilisées chez l’employeur : elles étaient en constante augmentation. Cependant, pour 2014, une partie des ventes n’a pas été comptabilisée. 

[144]     Le Tribunal constate que logiquement, en ce qui a trait au rendement du travailleur dans le département de ventes d’armature pour l’année 2014, incluant donc une partie de l’hiver 2014-2015, les chiffres des ventes sont donc faussés, car incomplets.

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Conclusions du Tribunal

[145]     L’article 2 de la Loi définit la notion d’accident du travail et celle de « lésion professionnelle » comme suit :

2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:

 

« accident du travail » : un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l'occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle;

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1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27.

 

« lésion professionnelle » : une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;

__________

1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1; 2009, c. 24, a. 72.

[146]     La Commission des lésions professionnelles a eu l’occasion de souligner que la Loi ne crée pas un régime ou des critères distincts pour une lésion professionnelle de nature psychique et une lésion physique. Le Législateur n’a pas fait des lésions psychologiques un type distinct de toutes les autres formes de lésions professionnelles[4]. Dans l’affaire J…T… et Commission scolaire A[5] citant l’affaire Perreau-Nadeau et Association des denturologistes du Québec[6], le Tribunal rappelait que toutes les situations qui surviennent en relation avec le travail ne sont pas indemnisables en vertu de la Loi. Pour qu’elles le soient, encore faut-il démontrer l’existence d’un événement imprévu et soudain, l’existence d’un accident du travail.

[147]     Donc, il appartient au travailleur de faire la preuve prépondérante des éléments constitutifs d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.  Il doit démontrer le lien entre la lésion diagnostiquée, même s’il s’agit d’une lésion psychique, et un événement imprévu et soudain ou un événement qui y est assimilable.

[148]     Ces éléments doivent présenter un caractère objectif et dépasser la perception, les attentes ou les exigences d’un travailleur.  La situation doit déborder véritablement du cadre normal, habituel ou prévisible de ce qui est susceptible de se produire dans un milieu de travail[7].

[149]     De plus, les éléments rapportés ne peuvent s’inscrire dans le cadre de l’usage normal du pouvoir de gestion de l’employeur à l’égard d’un employé[8]. De même, les problèmes de relations de travail[9], de difficultés relationnelles avec des collègues de travail et qui ne possèdent pas un caractère traumatisant et qui ne sortent pas du cadre normal et prévisible du travail[10] et des conflits de personnalités, y compris avec un supérieur[11], ne peuvent en soi constituer un accident du travail au sens de la Loi. 

[150]     Mais il faut parfois aller au-delà des apparences et examiner la situation de plus près, particulièrement lorsque le droit de gérance de l’employeur a été exercé.

[151]     Il faut se demander si le comportement de l’employeur constitue un abus de son droit de gérance, et ceci, que ce soit intentionnel ou non, qu’il y ait eu faute ou intention de nuire ou non, puisque le seul exercice déraisonnable d’un droit constitue un abus de droit[12].  Il suffit que l’employeur ou le détenteur de l’autorité agisse sans prendre les précautions nécessaires à l’exercice normal d’un droit ou excède la mesure ordinaire de son droit, et ceci, même en étant de bonne foi[13].

[152]     C’est ce que rappelait le Tribunal dans l’affaire Théroux et Sécurité des incendies de Montréal[14]. Une revue appréciable de la jurisprudence portant sur le droit de gérance avait été faite dans cette décision. 

[153]     Ainsi, citant la doctrine[15], le Tribunal soulignait le fait qu’il y a un exercice déraisonnable du droit de gérance dans un contexte de relations de travail, notamment lorsqu’il y a un abus de son droit de gérance de façon malicieuse, déraisonnable ou en l’absence de bonne foi, et lorsque les motifs de ces agissements ne sont pas liés au fonctionnement de l’entreprise. On peut aussi avoir recours au concept de « l’employeur compétent qui dirige son entreprise avec bon sens et dans le respect de l’équité ».  Le caractère déraisonnable du comportement ou d’un geste de l’employeur peut aussi faire référence au fait de ne pas agir de façon prudente et diligente, et au concept de l’esprit de loyauté, d’équité ou « Fair play »[16].

[154]     Cela dit, le droit de gérance confère un pouvoir de nature discrétionnaire à l’employeur dans la direction et le contrôle des activités de l’entreprise, ce qui lui permet une liberté d’action assez large.  Cette liberté inclut le droit à l’erreur tant que celle-ci n’est pas abusive ou déraisonnable.  Elle implique aussi une discrétion étendue dans l’imposition de règles, de procédures de travail et l’évaluation du rendement des employés et le contrôle de la qualité du travail qu’ils accomplissent. Ce n’est qu’en cas d’exercice déraisonnable du droit de direction qu’on peut parler d’abus de droit[17]:

[249]    Rappelons que le traditionnel droit de direction de l'employeur, qui lui confère le pouvoir de diriger et de contrôler les activités de son entreprise, est un pouvoir de nature discrétionnaire et qu'à ce titre, la doctrine et la jurisprudence reconnaissent une liberté d'action assez large à l'employeur qui inclut le droit à l'erreur à la condition que celle-ci ne soit pas abusive ou déraisonnable.

 

[250]    C'est ainsi que dans la direction et le contrôle de son personnel, l'employeur possède une discrétion étendue lorsqu'il s'agit d'établir et de faire respecter les procédures de travail, les règles et les usages du milieu de travail, d'évaluer le rendement des salariés et de contrôler la qualité du travail qu'ils accomplissent : tout cela fait partie de l'exercice normal du droit de direction et il est entendu qu'il peut en résulter du stress et des désagréments.  Tout cela fait partie de la normalité des choses.  Ce n'est donc qu'en cas d'exercice déraisonnable du droit de direction que l'on peut parler d'abus de droit.

[155]     Vu le pouvoir discrétionnaire assez large de l’employeur conféré par l’exercice du droit de gérance, le Tribunal a souligné le fait suivant au sujet de ce droit et des erreurs possibles[18]:

Dans ce contexte, l’employeur peut l’exercer avec fermeté et commettre des erreurs dans la mesure où cet exercice n’est ni abusif ou déraisonnable.

[156]     Après avoir inclus quelques extraits de décisions portant sur le droit de gérance et le caractère raisonnable de l’exercice du droit de gérance, la Commission des lésions professionnelles conclut, dans l’affaire Théroux et Sécurité des incendies de Montréal[19], en retenant trois éléments à analyser pour déterminer si un employeur a exercé son droit de gérance de façon déraisonnable, abusive ou discriminatoire :

La Commission des lésions professionnelles considère que pour déterminer si l’employeur a exercé de façon déraisonnable, abusive ou discriminatoire son droit de  gérance, elle doit apprécier si les gestes ou actes posés par celui-ci :

 

·         sont en lien et justifiés avec le fonctionnement de l’entreprise;

·         s’ils sont justes et équitables compte tenu des circonstances;

·         et si un employeur raisonnable et compétent aurait agi de la même façon.

[157]     Mais qu’en est-il en l’instance ? La lésion psychologique du travailleur découle-t-elle de l’exercice normal du droit de gérance de l’employeur ?  

[158]     Ou la lésion psychologique est-elle due à un droit de gérance exercé de façon déraisonnable quoique de bonne foi peut-être ? Ou est due à un abus dans l’exercice de ce droit de la part de l’employeur ? 

[159]     C’est la conclusion à laquelle parvient le Tribunal.

[160]     L’employeur soutient que les problèmes psychologiques du travailleur sont liés à une restructuration faite en 2015, laquelle est un exercice du droit de gérance de l’employeur.  De plus, le travailleur a mal réagi à une évaluation de sa performance et de sa productivité au travail.  Il n’y a pas ici de lésion professionnelle.

[161]     Tel qu’expliqué précédemment, le Tribunal constate que le manque de productivité et de ventes en armature est tout à fait explicable, mais n’est pas imputable au travailleur.  S’il y a eu des problèmes, ils découlent tout simplement d’une restructuration mal orchestrée.

[162]     Il y a eu des problèmes pour ce qui est de la mise en œuvre de cette restructuration.  D’un côté, les ressources humaines et la haute direction ont décidé de procéder à cette restructuration, pour des raisons propres à l’employeur qui est tout à fait en droit de le faire. 

[163]     Cependant, à trop vouloir de changement au niveau de la gestion, en voulant privilégier un gestionnaire plus jeune aux fins d’assurer une relève, l’employeur s’est trouvé à mettre de côté le travailleur, qui a pourtant les compétences techniques requises pour faire le travail de dessinateur-estimateur « senior » —poste qui est de fait, un poste de responsable voire superviseur technique en armature— pour permettre au gestionnaire des ventes d’acier, de « prendre du galon » comme l’a si bien décrit monsieur Côté. 

[164]     En effet, monsieur Côté déclare que le plan de transition était à long terme et visait au final à donner « du bagage » à monsieur Carpentier afin qu’il puisse prendre le poste de directeur de toutes les ventes d’acier, y compris les ventes d’acier d’armature. Au départ, en 2014, lorsque l’employeur a cherché une relève pour éventuellement remplacer monsieur Charette comme gestionnaire pour toutes les ventes d’acier, on voulait un superviseur technique qui en fait correspondait au poste occupé par le travailleur jusqu’au début de 2015. L’employeur désirait avoir les services d’un dessinateur qui avait « le potentiel pour grandir » et accéder au poste de superviseur technique en armature. Mais l’employeur a-t-il trouvé ce candidat à l’été 2014 ? Il n’y a eu aucun candidat valable qui s’est manifesté. Cela aurait dû mettre la puce à l’oreille de l’employeur. 

[165]     Mais l’employeur a plutôt choisi d’ouvrir le poste à l’interne et l’a finalement offert à monsieur Carpentier. Encore là, cela relève effectivement de son droit de gérance.

[166]     Pourtant, ce poste de superviseur technique en armature était bel et bien déjà occupé par le travailleur.

[167]     Au risque de se répéter, le Tribunal rappelle que ce changement dans la hiérarchie, l’employeur est tout à fait en droit de le faire, car cela relève de son droit de gérance. Mais encore faut-il que les responsabilités et l’imputabilité de chacun soient bien définies. 

[168]     Après la restructuration, le travailleur est-il véritablement devenu simple dessinateur-estimateur ?  Son rôle était-il bien circonscrit ?

[169]     Non. Parmi ses nombreux rôles, il avait tantôt la responsabilité de développer les ventes d’acier d’armature et de coordonner les ventes d’assemblage, tantôt celle de s’assurer de la qualité du travail technique des dessinateurs-estimateurs, tout en ayant l’obligation d’obtenir l’approbation de son nouveau superviseur quant aux projets à faire.

[170]     Dans les faits, il demeurait la personne-ressource pour les autres dessinateurs-estimateurs en armature, et devait s’assurer qu’aucun détail technique n’était oublié par eux. Objectivement, il y a donc là des tâches de superviseur technique en armature.  Pourtant, selon le plan de la direction, à partir de la restructuration ce n’était plus le travailleur qui était responsable du département d’armature, mais bien monsieur Carpentier —et non plus de travailleur— qui avait le dernier mot pour ce qui est des projets d’armature que l’employeur prendrait en charge : monsieur Carpentier décidait si oui ou non, l’employeur prendrait le contrat découlant d’une soumission sur laquelle devait travailler les dessinateurs.

[171]      Alors, dans ce contexte nouveau, comment expliquer que l’employeur ait imputé au travailleur, à qui on avait pourtant supposément enlevé les tâches de gestion du département, le manque de productivité en termes de ventes d’armature pour les premiers mois de l’année 2015 ? 

[172]     Le Tribunal reste perplexe devant cette contradiction flagrante de la part de l’employeur.

[173]     Au moment de l’audience, monsieur Carpentier n’avait pas encore le poste de directeur des ventes d’acier, mais était encore simplement superviseur des ventes d’acier.

[174]     Mais à la base, comment explique-t-on que, le plan de l’employeur fait en collaboration avec les Ressources humaines, donc monsieur Côté, n’ait pas porté ses fruits ? C’est parce qu’il y a eu un laisser-aller de la part de l’employeur, y compris le personnel de gestion, pour ce qui est de la mise en œuvre de la restructuration touchant le département d’acier d’armature.

[175]     Les notes préparatoires de monsieur Côté en date du 27 janvier 2015 et du 23 février 2015 ont été remises au président de l’entreprise, monsieur Shaw, ainsi qu’à monsieur Carpentier avant les rencontres.  Mais monsieur Côté précise qu’elles n’ont pas été remises aux autres personnes concernées, dont le travailleur. Il ajoute qu’il n’y a pas eu de document préparatoire à la lettre du 23 avril 2015 adressée au travailleur : la direction ne faisait que « se rasseoir » et examiner la situation.  De plus, il n’y a eu aucun compte-rendu écrit remis aux employés présents à la rencontre de janvier 2015.

[176]     Le travailleur a donc été mis de côté, laissé à lui-même, sans directives pratiques et concrètes quant à la répartition de ses tâches.

[177]     Par exemple, le travailleur ignorait comment il devait procéder à la prospection de clients sur la route.  Il ignorait combien de temps devait être consacré à cette tâche.  Il s’est exprimé à plusieurs reprises à ce sujet auprès de monsieur Carpentier qui se contentait de lui dire « toi, mon dépendant affectif », sans jamais donner de réponses concrètes, comme il se devait pourtant de le faire en tant que nouveau gestionnaire dans un contexte de restructuration de surcroit. Parallèlement à cela, comme son supérieur d’avant la restructuration le lui avait dit, le travailleur continuait à suivre de près la qualité du travail des autres dessinateurs-estimateurs en armature. Or, le travailleur avait un salaire calculé sur une base annuelle et travaillait après 17 heures, particulièrement les lundis pour le perfectionnement ou mise à jour du logiciel en armature.  Mais l’employeur affirme n’avoir jamais demandé expressément au travailleur de travailler davantage d’heures ni de travailler la fin de semaine, mais c’est le travailleur qui le faisait à sa propre initiative.

[178]     Monsieur Côté ajoute que le rendement du travailleur avant 2015 avait été satisfaisant.  Après la restructuration, l’employeur considérait que le travailleur avait le savoir requis pour l’armature, et désirait que le travailleur poursuive son travail technique. Cependant, c’est le travail de prospection qui nécessitait un encadrement du travailleur. Ainsi, le rendement du travailleur était insuffisant quant au nombre de visites en février, et le type de clients visés par la nouvelle approche de l’employeur.

[179]     Le Tribunal constate que, si le travailleur avait l’habitude de travailler de longues heures même avant la restructuration de 2015, celle-ci a aggravé le problème. En 2015, sa charge de travail était devenue si lourde qu’il parvenait encore moins, dans une semaine normale de travail, à s’acquitter de ses responsabilités mal définies.

[180]     Il est révélateur de constater que d’un côté, l’employeur avait relevé un manque d’organisation du travail ainsi qu’une lacune du travailleur pour sa nouvelle tâche de prospection de clients.  Pourtant, le Tribunal constate que le travailleur avait tout de même pris l’initiative de rendre compte à son nouveau gestionnaire de son travail de prospection fait dans une journée, tel qu’en font foi des imprimés de courriels de mars et avril 2015 au dossier qui indiquent les rencontres et les communications, et le suivi faits par le travailleur. S’il y avait un problème avec la prospection de clients, pourquoi un gestionnaire n’est-il pas intervenu pour redresser les choses avec des directives claires et précises comme il devait le faire ? De l’autre côté, le travailleur se plaignait lui-même d’un manque de directives de l’employeur, particulièrement sur le travail de prospection. On ne peut blâmer le travailleur pour le manque d’organisation.

[181]     Mais d’où vient en fait cette position de l’employeur qui impute au travailleur lui-même son manque d’organisation du travail de prospection ? Elle réside dans l’opinion et l’évaluation de monsieur Carpentier.

[182]     Ainsi, à l’audience, monsieur Carpentier reproche au travailleur de ne pas avoir pu amener davantage de projets, mais s’employait plutôt à travailler sur un projet d’un client important. Il s’avère qu’il s’agit du client pour qui monsieur Carpentier a finalement décidé d’un prix trop irréaliste, entraînant la perte du contrat.

[183]     Monsieur Carpentier déclare que des plans étaient reçus par l’employeur de clients potentiels, le travailleur était au courant, mais ne se concentrait pas là-dessus.

[184]     Mais qui donc, au bout du compte devait faire le tri et décider quels projets d’armature il fallait cibler ? 

[185]     Pourtant, la lettre de l’employeur qui était spécifiquement adressée au travailleur et datée du 23 février 2015 mentionnait en toutes lettres que désormais le travailleur relèverait du superviseur des ventes, monsieur Carpentier, et que « lors de demande de soumission vous devez le consulter si nécessaire afin de déterminer si nous allons de l’avant ». Puis, monsieur Carpentier, « Patrick fera le suivi des demandes de soumissions et des commandes envoyées en production afin de s’assurer que le tout suit l’enlignement souhaité par Acier Ouellette ».

[186]     À l’audience, monsieur Carpentier, pourtant nouveau gestionnaire du travailleur et de l’équipe d’acier d’armature répond ceci : « L’équipe du travailleur et les estimateurs d’armature (…) c’est un travail d’équipe.  Il y a des appels qui rentrent, la gestion de son équipe, c’est à l’estimateur de la faire. Il faut être conscient de la roue qui tourne ».

[187]     Est-ce à dire que l’équipe de dessinateurs-estimateurs en acier d’armature devait se gérer elle-même ? Mais qui devait assigner les soumissions à faire ? Qui donc devait s’assurer que l’équipe, et particulièrement le travailleur qui avait perdu son poste de gestion, suive « l’enlignement souhaité par Acier Ouellette » ? Le Tribunal estime que c’est le nouveau gestionnaire et non le travailleur. C’est la seule réponse logique considérant la nouvelle structure hiérarchique.

[188]     Pour appuyer sa position, monsieur Carpentier déclare qu’il arrivait que les dessinateurs-estimateurs ciblent eux-mêmes les soumissions à faire, puis lui en fassent part. Il estime que tous les dessinateurs voient les plans entrer, et il s’attendait donc à ce que le travailleur, tout comme les autres techniciens, ait l’initiative de prendre en charge des soumissions à faire.

[189]     Paradoxalement, le Tribunal ne peut que constater que la lettre de février 2015 désignait pourtant le nouveau gestionnaire d’acier d’armature, comme étant monsieur Carpentier, et non plus le travailleur.  Les projets d’estimation doivent être approuvés par monsieur Carpentier lui-même qui doit, en tenant compte de la nouvelle approche de l’employeur pour ce qui est des projets de construction modestes, décider si l’employeur prendra la charge du projet d’armature ou non.  C’est donc le nouveau gestionnaire qui devait faire en sorte que le temps et l’énergie des dessinateurs-estimateurs en armature soient bien dirigés.  Le fait que certains dessinateurs prennent l’initiative est fort bien, mais cela n’enlève aucunement la responsabilité et le leadership requis du nouveau gestionnaire.

[190]     Donc, à qui la faute s’il n’y a pas eu suffisamment de soumissions faites ? À qui la faute si l’employeur n’a pu aller de l’avant avec davantage de ventes d’armature ?

[191]     Certainement pas le travailleur. Et cela, d’autant plus que le travailleur devait pour sa part continuer de « coordonner les ventes d’assemblage d’armature » (soulignement du Tribunal) selon la lettre de l’employeur de février 2015, et « développer les ventes d’assemblage d’armature » selon la lettre du 23 avril 2015. 

[192]     Par ailleurs, sur la base de la terminologie utilisée dans la correspondance de l’employeur, le Tribunal constate qu’il y a carrément un changement de position de l’employeur qui avait d’abord désigné le travailleur comme simple « coordonnateur » des ventes d’assemblage, puis en avril 2015, exigeait maintenant qu’il développe les ventes d’assemblage et aille donc chercher de nouveaux clients pour ce type de contrats. Après la restructuration à l’occasion de laquelle l’employeur avait demandé au travailleur de « recentrer son travail » tout en le mettant sous l’autorité et la gestion d’un nouveau supérieur, qui entre le nouveau gestionnaire ou le travailleur devenait ultimement imputable des ventes d’assemblage et du travail en découlant ? Là encore, un flou demeure.

[193]     Ceci dit, le Tribunal voit une contradiction de taille dans les attentes du nouveau gestionnaire —et donc de l’employeur— envers le travailleur après la restructuration de 2015. D’un côté, on enlève au travailleur la responsabilité de cibler les plans ou soumissions à faire et on la donne à monsieur Carpentier, nouveau gestionnaire pour l’armature. De l’autre côté, monsieur Carpentier s’attend à ce que, malgré ce changement de responsabilité, le travailleur continue de choisir lui-même les dossiers à cibler et fasse les soumissions, tout comme il le faisait avant la restructuration lorsque le travailleur avait la gestion du département de l’armature et était imputable pour sa performance. 

[194]     Devant cette omission alléguée du travailleur qui manquait donc d’initiative selon le gestionnaire, ce dernier a-t-il fait la répartition du travail en précisant au travailleur qu’il devait travailler sur telle ou telle soumission ?  A-t-il « guidé » le travailleur de façon concrète ?

[195]     La réponse est négative. 

[196]     Monsieur Carpentier déclare qu’il l’a laissé faire, et a voulu être accommodant, vu l’instabilité du travailleur qui « passait son temps » sur des dossiers qui lui tenaient à cœur.  C’est pour cette raison qu’il ne lui a pas imposé des plans à estimer.  Il ne voulait pas le chambarder.  Mais lors de son témoignage, monsieur Carpentier admet qu’il aurait pourtant dû le faire et imposer au travailleur des plans à estimer.

[197]     Cette admission est importante et très éclairante.

[198]     Il y a un autre fait troublant. De janvier à avril 2015, avant de pouvoir obtenir des contrats, encore faut-il faire des soumissions pour en obtenir.  Et si le nouveau gestionnaire s’attend à ce que le travailleur lui-même (et les autres membres de l’équipe d’armature) choisisse les projets à soumissionner parmi ceux reçus pêle-mêle par l’employeur comme il le faisait avant, que fait-on de la restructuration et de la nouvelle répartition des tâches ? 

[199]     Le Tribunal estime donc que s’il y a eu un manque de contrats obtenus en basse saison hivernale c’est tout simplement dû à un manque d’encadrement du travailleur et de son équipe. Mais ces derniers ne peuvent s’encadrer ou se gérer eux-mêmes.

[200]     C’était bel et bien à l’employeur et à ses gestionnaires de s’assurer que la restructuration serait bien orchestrée et que l’encadrement ou l’accompagnement des employés touchés soit fait de façon appropriée et efficace, ce qui n’a pas été fait en l’instance, les travailleurs ayant carrément été « laissés à eux-mêmes ». 

[201]     Au final, comme le dit le travailleur, monsieur Carpentier lui a mal expliqué les nouvelles étapes à suivre lorsque l’employeur reçoit les plans en vue de faire des soumissions. 

[202]     Le Tribunal lui-même peine à suivre et à distinguer ces étapes, et cela, malgré le fait qu’il y ait eu une audience sur trois jours et que plusieurs témoins aient été entendus.

[203]     Il n’est donc pas étonnant que le travailleur ait, lui aussi, été désorienté et qu’il y ait donc un cafouillage dans son propre travail.

[204]     Des faits relatés dans la présente décision, on constate l’imprécision des nouvelles tâches. Il y a des interrogations suscitées par la restructuration qui ont désorienté le travailleur, le laissant sans repères et à lui-même, alors qu’il avait pourtant un gestionnaire, monsieur Carpentier, pour le guider dans cette restructuration. 

[205]     Le travailleur a tenté de répondre à toutes les demandes de l’employeur et de son supérieur —dont plusieurs étaient vagues, voire carrément contradictoires—, mais ne pouvait y réussir dans une semaine normale de travail. C’est pourquoi il allait au bureau matin et soir et —environ 50 % de son temps de travail— allait voir des clients potentiels entre les deux. 

[206]     L’inévitable est arrivé : le travailleur n’a pu suffire à la tâche.

[207]     C’est le flou de la situation —de la restructuration et des nouvelles exigences de l’employeur— qui l’a poussé à travailler davantage et a conduit à une fatigue physique puisqu’il travaillait bien au-delà de ses heures habituelles de travail. Cela, tel que constaté lorsque le diagnostic psychologique a été posé lors de la visite du 27 avril 2015 et que le travailleur a été mis en arrêt de travail par son médecin.

[208]     Il est vrai que le travailleur doit s’attendre à recevoir des directives et un certain contrôle de l’employeur. Mais si les directives sont absentes, incohérentes ou contradictoires, s’il y a erreur ou abus de pouvoir du droit de gérance, la situation dépasse le cadre normal du travail. En l’instance, comme l’a affirmé le travailleur, « l’employeur était incohérent face à ses demandes » envers lui. C’est aussi ce que conclut le Tribunal.

[209]     Le Tribunal reconnaît les difficultés qu’amène inévitablement une restructuration d’entreprise ou d’un département d’une entreprise.  Cela, à plus forte raison lorsqu’on enlève certaines responsabilités à un employé pour les confier à un nouveau gestionnaire de qui il relève désormais, mais qu’on le laisse poursuivre avec « la coordination » et le développement d’un certain type de ventes (l’assemblage d’armature), en plus de carrément lui demander d’amener davantage de ventes d’acier d’armature en allant sur la route. Sans oublier son travail de base de dessinateur-estimateur qui est d’analyser des devis et produire des soumissions pour l’employeur.

[210]     Cela réclame du doigté et surtout de l’organisation, sans oublier une étroite supervision des changements.

[211]     C’est ce qui a cruellement manqué chez l’employeur.

[212]     La restructuration apparait improvisée, tout ayant été remise au jugement et aux mains d’une seule personne, le nouveau gestionnaire, qui, paradoxalement estimait au fond que l’équipe de dessinateurs-estimateurs devait se gérer elle-même. 

[213]     Alors qu’on fait bien des reproches au travailleur, particulièrement sur son manque d’organisation au travail et dans sa tâche de prospection sur la route, la preuve a démontré que c’est tout le projet de restructuration des départements des ventes générales d’acier et des ventes d’acier d’armature qui a manqué d’organisation.

[214]     De toute la preuve présentée à l’audience, le Tribunal conclut que le travailleur a démontré, par prépondérance de preuve, que sa lésion psychologique est due à une réorganisation d’entreprise qui a été mal orchestrée, entraînant des incohérences majeures, et des réprimandes indues envers le travailleur, y compris les reproches non mérités contenus dans la lettre de l’employeur en date du 23 avril 2015.

[215]     Il est donc survenu une série d’événements qui dépassent largement le cadre normal du travail et qui sont assimilables à un événement imprévu et soudain décrit à l’article 2 de la Loi.  Cet événement a causé la lésion psychique du travailleur, qui a été diagnostiquée comme étant une dépression.

[216]     Le travailleur a donc subi une lésion professionnelle, une dépression, le ou vers le 24 avril 2015, et a donc droit aux prestations prévues par la Loi.

[217]     À titre de commentaire, le Tribunal constate qu’il y a une question de propriété intellectuelle relative au logiciel d’armature sur lequel a travaillé le travailleur chez l’employeur.

[218]     À son entrée chez l’employeur, les dessins, les calculs d’armature étaient faits à la main. De plus, lorsqu’il y avait une modification, il fallait recommencer le travail. On entrait les données à la main sur les plans, et ensuite on transcrivait le tout sur le logiciel Excel, ce qui occasionnait des erreurs. Avec son expérience au contrôle numérique chez un ancien employeur, dès 2009 ou 2010, le travailleur a commencé à travailler sur un programme de données chez l’employeur. Il faisait cette tâche un soir par semaine, les lundis, et était aidé par un programmeur informatique, monsieur M. Brosseau qui, lui, était payé par l’employeur à raison de deux heures par semaine. Il fallait concevoir un programme sur mesure afin d’être le plus précis et efficace possible dans le travail.  Le travailleur a entrepris de le faire afin que son équipe en armature soit plus performante.  Le travailleur a pris l’initiative de faire un rapport annuel sur le projet.  Quoi qu’il en soit, le travailleur déclare que depuis 2010, tout le travail d’armature chez l’employeur est fait à l’aide de ce logiciel mis au point par lui au départ.  Ce logiciel doit constamment être adapté, et répondre à l’évolution des besoins de l’employeur.

[219]     C’est donc bien sur un temps de travail non rémunéré que le travailleur a effectué le travail informatique, modifiant constamment le logiciel afin de le faire suivre l’évolution des travaux d’acier d’armature chez l’employeur. 

[220]     Cette situation n’est pas du ressort du Tribunal, mais mérite d’être éclaircie.  Dans une ère où les changements technologiques et les activités commerciales se font rapidement, il serait important de déterminer précisément, officiellement et légalement à qui appartient la propriété intellectuelle de ce logiciel.

[221]     Pour ce qui est du présent litige, le Tribunal accueille la requête du travailleur.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

ACCUEILLE la requête de monsieur Luc Gaudette, le travailleur ;

INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 8 septembre 2015, à la suite d’une révision administrative;

DÉCLARE que, le ou vers le 24 avril 2015, le travailleur a subi une lésion professionnelle psychologique, une dépression, et a donc droit aux prestations prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

 

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                    Daphné Armand

 

 

 

Me Marie-Ange Lavallée

GUÉRIN, LAVALLÉE & ASS.

Pour la partie demanderesse

 

Me Amélie Ramier

CASAVANT MERCIER, AVOCATS

Pour la partie mise en cause

 

 

Date de la dernière audience :      20 mai 2016

 

 



[1]           RLRQ, c. A-3.001.

[2]          RLRQ, c. T-15.1.

[3]           L’assemblage d’armature en usine, et non sur les chantiers.

[4]           Hallée et RRSSS Montérégie et CSST, [2006] C.L.P. 378.

[5]           C.L.P. 309601-04-0702, 3 novembre 2010, R. Napert. Requête en révision rejetée, 8 décembre 2011, M. Beaudoin.

[6]           C.L.P. 77037-60-9602, 10 mars 1997, J. L’Heureux.

[7]           Chastenais et Joseph Ribkoff inc., C.L.P. 130096-73-0001, 19 juillet 2000, C.-A. Ducharme (00LP-49); Collin et Les Matériaux 3 C L ltée, C.L.P. 301647-01B-0610, 9 août 2007, L. Desbois.

[8]           Longtin et Ville de Longueuil, [2004] C.L.P. 149.

[9]           Darveau et STRSM, [1993] C.A.L.P. 1397.

[10]         St-Martin et Commission scolaire de la Capitale, C.L.P. 195077-31-0211, 30 septembre 2004, M. Carignan.

[11]         Lavoie et Hôpital d'Amqui, [1992] C.A.L.P. 228, révision rejetée, [1992] C.A.L.P. 200, requête en révision judiciaire rejetée, [1992] C.A.L.P. 298 (C.S.); Charland et Ministère de l'Environnement, C.L.P. 173919-04-0111, 22 mars 2004, A. Gauthier;  Aubin et 2950-8942 Québec inc., 280828-64-0601, 27 novembre 2008, J.-F. Martel.

[12]         Houle c. Banque canadienne nationale, [1990] 3. R.C.S. 122.  Cette affaire est citée dans Théroux et Sécurité des incendies de Montréal, C.L.P. 384834-63-0907, 26 janvier 2011, P. Bouvier).

[13]         Syndicat de l’enseignement des Deux-Rives et Commission scolaire des Découvreurs, SAE, 29 mai 2006, Jean-Pierre Villaggi, arbitre.

[14]         Précitée, note 12.

[15]         BÉCHARD, Anne-Marie et LAVOIE, Linda, Barreau du Québec, Développements récents en droit du travail en éducation 2007 : L’abus de droit en milieu syndiqué : évolution jurisprudentielle, 2007, vol. 279, p. 137.

[16]         Précitée, note 13.

[17]         Centre hospitalier régional de Trois-Rivières et Syndicat des infirmiers et infirmières de Trois-Rivières, T.A., [2006] R.J.D.T., p. 397.

[18]         Research House inc. (Québec recherches) c. Denis, 2007 QCCS 1802.

[19]         Précitée, note 12.

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