J.R. et CSSS A |
2020 QCTAT 408 |
______________________________________________________________________
______________________________________________________________________
APERÇU
[1] Le travailleur, monsieur J... R..., est infirmier à l’hôpital A, CSSS A, l’employeur. Il y travaille depuis 12 ans, dont 9 ans dans la section des adolescents.
[2] Le 5 février 2017, une inondation se produit à l’hôpital A, [l’hôpital A], forçant l’évacuation du pavillon des adultes, qui sont alors déplacés dans le pavillon A. Les adolescents sont relocalisés dans un centre d’hébergement dédié aux jeunes en difficultés de la Direction de la protection de la jeunesse, le pavillon B. Cette situation devait être temporaire, elle a perduré plus d’un an et demi.
[3] Le travailleur effectue le déménagement de l’unité des adolescents de [l’hôpital A] au pavillon B. Il participe également à l’aménagement et à l’installation de la nouvelle unité. Il travaille à [au pavillon B] pendant près de 9 mois dans des conditions qu’il qualifie de très difficiles et stressantes.
[4] Le 1er novembre 2017, le travailleur quitte son travail en pleurs, il avise son employeur et consulte ce jour-même un médecin, qui diagnostique un trouble de l’adaptation avec humeur anxio-dépressive qui par la suite évolue vers un diagnostic de dépression majeure.
[5] Le travailleur effectue une réclamation auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, la Commission, afin de faire reconnaître que le 1er novembre 2017, il a subi une lésion professionnelle. La réclamation du travailleur[1] est refusée par la Commission, cette décision est maintenue suivant la révision administrative[2].
[6] Le travailleur demande de reconnaître qu’il a subi une lésion professionnelle en raison d’une surcharge au travail. L’employeur pour sa part, demande de maintenir la décision de la Commission.
[7] Le Tribunal doit déterminer si le travailleur a subi une lésion professionnelle de nature psychologique.
[8] Le Tribunal détermine que le 1er novembre 2017, le travailleur a subi une lésion professionnelle lui ayant occasionné un trouble de l’adaptation avec humeur anxio-dépressive et ultérieurement une dépression majeure.
CONTEXTE
[9] La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[3], la Loi, est un régime sans faute, il est établi à l’article 25 de la Loi que les actions ou inactions de l’employeur ne peuvent interférer dans l’application de la Loi.
[10] Ainsi, la reconnaissance d’une lésion professionnelle ne dépend pas nécessairement des actions prises par l’employeur afin d’enrayer la situation dans laquelle se trouve le travailleur.
[11] Bien qu’il soit plus délicat d’effectuer l’analyse d’une lésion psychologique, le fardeau de la preuve d’une lésion professionnelle psychologique est le même que celui d’une lésion professionnelle physique[4]. Le travailleur doit faire la démonstration d’une lésion et de l’existence du lien de causalité de cet évènement avec le travail.
ANALYSE
[12] Le Tribunal doit déterminer si le travailleur a subi une lésion professionnelle de nature psychologique le 1er novembre 2017.
[13] Le travailleur prétend qu’il a subi une lésion professionnelle d’ordre psychologique, le jour du déménagement de l’unité. Il indique également que l’accumulation d’évènements survenus suite au déménagement constitue un évènement imprévu et soudain.
[14] L’employeur pour sa part, estime qu’il n’y a pas de relation causale entre les changements causés par le déménagement de l’unité et le diagnostic du travailleur.
[15] C’est l’article 2 de la Loi qui trouve application en l’instance, ainsi, le travailleur doit établir que son état psychologique est le résultat d’un évènement imprévu et soudain unique ou encore d’un cumul d’évènements objectivement traumatisants qui débordent
du cadre normal ou habituel du travail[5].
[16] La jurisprudence a établi qu’en matière de lésion psychologique la notion d’évènement imprévu et soudain est élargie pour y inclure : « Des évènements, survenant sur une certaine période de temps, qui, lorsque considérés isolément, peuvent paraître bénins, mais qui, lorsque superposés, deviennent significatifs et revêtent de ce fait le caractère imprévu et soudain exigé par la loi »[6].
[Notes omises]
[17] Il y a donc lieu d’identifier les évènements en cause et de déterminer s’ils sont objectivement traumatisants et s’ils débordent du cadre normal du travail.
LES ÉVÈNEMENTS
Aménagement de l’unité
Le travailleur
[18] Le 7 février 2017, jour de l’inondation survenue [à l’hôpital A], le travailleur qui est au travail participe au déménagement de l’unité des adolescents dans le centre B situé à l’extérieur de l’hôpital.
[19] Le travailleur, aidé de la gestionnaire et d’un préposé aux bénéficiaires, effectue le réaménagement de l’unité des adolescents dans le nouvel emplacement. À l’exception de la gestionnaire [du pavillon B] qui s’occupe de l’installation des lits de l’unité, l’employeur n’engage aucune main-d’œuvre additionnelle pour aider à l’aménagement de la nouvelle unité.
[20] Lors de l’installation de la nouvelle unité, le travailleur indique qu’il n’a pas le matériel nécessaire pour effectuer adéquatement son travail d’infirmier et même après plusieurs mois, plusieurs instruments sont encore manquants.
[21] Dans la foulée du déménagement, c’est le travailleur qui doit vérifier les besoins en biens et en matériel qui doivent être apportés à la nouvelle unité. On lui demande de dresser une liste des médicaments de base et des équipements requis afin de réinstaller la nouvelle unité.
[22] Au mois de mars 2017, l’employeur demande qu’une inspection de l’unité soit effectuée afin de s’assurer que les lieux sont sécuritaires pour les travailleurs et les usagers. Le rapport d’inspection produit par l’agente de prévention en santé et sécurité au travail [de l’hôpital A] démontre que l’unité n’est ni sécuritaire ni fonctionnelle, plusieurs recommandations sont alors émises. L’employeur donne suite au rapport d’inspection et effectue la majorité des travaux recommandés.
[23] Malgré ces travaux, le travailleur mentionne que le centre B n’est absolument pas comparable à l’unité [de l’hôpital A] alors qu’à [l’hôpital A], les locaux constituent une unité de vie propice à la réhabilitation des adolescents, le centre B s’apparente plus à un centre de détention. D’ailleurs, la vocation de ce centre est effectivement un centre pour jeunes en difficultés, placés par la direction de la protection de la jeunesse. Le travailleur indique que cette situation a occasionné une confusion pour certains adolescents et leurs familles, qui croyaient que l’unité psychiatrique était une prison.
[24] Comme la dimension de l’unité est restreinte, les adolescents sont presque toujours tous dans la même pièce. Contrairement [à l’hôpital A], il n’y a pas de bibliothèque ni d’aire commune avec tennis de table, soccer sur table et autres. Pour avoir accès à ce type d’activités, les usagers doivent se déplacer dans la section réservée à la protection de la Jeunesse et être accompagnés en tout temps. À [l’hôpital A], les adolescents sont libres de circuler dans l’unité, à moins de restrictions prescrites par le médecin.
[25] Le travailleur indique qu’il n’y a pas de piscine comme à [l’hôpital A]. La cour extérieure est très exigüe et n’est pas aménagée adéquatement. Les adolescents ont accès à un gymnase, mais de façon plus restrictive puisqu’il n’y a pas d’éducateur physique sur place pour effectuer la programmation des activités sportives.
[26] Enfin, il n’y a qu’une salle de bain pour tous les usagers, ainsi filles et garçons utilisent la même salle de bain ce qui occasionne un surcroit de vigilance de la part des intervenants.
[27] L’aire de travail des infirmiers qui doit être partagée avec les autres intervenants est très réduite. Le bureau est petit et ne permet pas d’effectuer le travail administratif de façon adéquate, l’ordinateur prend toute la place sur le bureau de travail.
[28] En résumé, le travailleur considère que l’aménagement physique de la nouvelle unité est inadéquat et pas suffisamment sécuritaire, il indique également que les aires communes sont inadaptées et ne facilitent pas les interventions auprès des adolescents. Toute cette situation lui occasionne un stress additionnel.
L’employeur
[29] L’employeur estime que le travailleur a une interprétation déraisonnable de la situation.
[30] L’employeur indique que bien que le travailleur ait contribué au processus de déménagement, il n’a pas eu à effectuer des heures supplémentaires et il a reçu le support nécessaire pour permettre l’installation adéquate de l’unité.
[31] Comme le nouvel emplacement au pavillon B est temporaire, on ne peut exiger que son aménagement soit au même niveau que celui de l’unité à [l’hôpital A].
[32] Suivant le rapport d’inspection des lieux effectuée en mars 2017, l’employeur effectue la majorité des travaux recommandés par l’agente de prévention en santé et sécurité au travail.
[33] L’employeur estime que les aménagements physiques sont adéquats, il mentionne entre autres, que les adolescents ont accès aux deux cours extérieures clôturées, au gymnase et à l’agora et que la cohabitation des deux clientèles, celle du Centre Jeunesse et celle [de l’hôpital A], était très positive.
[34] Ainsi, l’employeur ne conteste pas le fait que le pavillon B est différent de celui [de l’hôpital A], il soutient que, bien qu’il ne constitue pas l’aménagement idéal, il est convenable. Il ajoute que toute personne raisonnable estimerait que le pavillon B est un lieu de travail normal, adéquat et sécuritaire. À son avis, les doléances du travailleur sont guidées par le fait qu’il n’aimait tout simplement pas travailler au pavillon B.
Conditions de travail
Le Travailleur
[35] Le travailleur indique que sa charge de travail a passablement augmenté à la suite du déménagement au pavillon B. Étant donné que l’unité n’est plus située à l’hôpital, l’organisation du travail et les soins prodigués aux patients sont plus compliqués.
[36] Les intervenants ne sont pas sur place pour effectuer le suivi auprès des usagers. Ainsi, les psychiatres effectuent leur ronde le matin et quittent pour [l’hôpital A]. Ils sont ensuite disponibles, au besoin, par téléphone.
[37] Le travailleur relate avoir eu beaucoup de stress suivant les demandes irréalistes d’une psychiatre, compte tenu de l’aménagement à la nouvelle unité.
[38] Les travailleurs sociaux ne sont plus aussi présents pour rencontrer les adolescents et leurs familles à leur arrivée à l’unité. Alors qu’auparavant ils se rendaient rapidement à l’unité des adolescents, il y a maintenant lieu de fixer des rendez-vous afin qu’ils puissent se déplacer au pavillon B. Le travailleur estime que cette situation lui occasionne un surplus de travail et plus de stress puisque le lien et le suivi avec les familles se font plus difficilement sans l’intervention d’un travailleur social.
[39] L’organisation du travail dans la nouvelle unité ne lui permet pas de passer autant de temps avec les adolescents. Le travailleur indique qu’il a plus de difficultés à créer des liens avec les usagers, il ne peut plus jouer aux cartes ou faire des jeux de société, ce qui de son avis, nuit à la qualité de son travail d’infirmier.
[40] Alors que les usagers bénéficiaient d’une période d’environ une heure par jour pour faire des activités physiques organisées et encadrées, ce service n’est plus disponible puisque l’éducateur physique ne se déplace pas au pavillon B. Le travailleur indique que la pratique du sport est un élément essentiel dans la réhabilitation des adolescents.
[41] D’autre part, le travailleur a de grandes inquiétudes concernant la sécurité des patients, certains sont cardiaques ou suicidaires. Il fait la demande pour qu’un défibrillateur cardiaque (DEA) soit fourni, lequel n’a été installé qu’après le départ du travailleur.
[42] Suite à un incident avec un jeune, qui a quitté le centre en ambulance, il demande l’achat d’un appareil pour dispenser de l’oxygène. L’employeur n’a pas fourni cet appareil jugeant qu’il n’était pas nécessaire à l’unité.
[43] Les soins aux usagers nécessitent plus de démarches, par exemple, les infirmiers doivent se déplacer à [l’hôpital A] pour effectuer l’électrocardiogramme d’un patient.
[44] Le travailleur déplore le fait de ne plus avoir l’assistance d’une agente administrative pour effectuer le travail de bureau, tel que la confection des dossiers, la recherche des dossiers antérieurs, les inscriptions à l’agenda, le classement, l’envoi des réquisitions, les photocopies et d’autres tâches administratives. Il doit donc effectuer ce travail, ce qui lui demande environ une heure par jour.
[45] Afin d’assurer la sécurité des usagers et des infirmiers, le travailleur demande à l’employeur qu’il y ait toujours deux personnes présentes à l’unité. C’est suite à cette demande que l’employeur a exigé que les travailleurs prennent leurs pauses et repas sur les lieux de travail. Bien qu’il soit rémunéré puisqu’il doit rester sur place, le travailleur trouve fatiguant et exigeant de ne pas pouvoir décompresser en quittant l’unité quelques minutes par jour.
[46] Le travailleur a été appelé pour une urgence familiale. Il n’a pas pu quitter l’unité avant quelques heures, n’ayant personne de disponible pour venir le remplacer. Le travailleur inquiet pour sa mère qui avait subi un malaise était stressé de ne pas être en mesure de se rendre immédiatement à l’hôpital.
[47] Ainsi, le fait que la nouvelle unité soit à l’extérieur [de l’hôpital A], demande une réorganisation du travail et rend l’exécution des tâches et les interventions plus ardue pour le travailleur.
L’employeur
[48] Concernant les difficultés découlant des espaces plus restreints de la nouvelle unité, l’employeur mentionne qu’il s’agit d’établir une nouvelle routine avec les usagers afin de pallier les différences existantes entre [l’hôpital A] et le pavillon B.
[49] L’employeur indique que les mesures mises en place sont tout à fait adéquates et efficaces. La ronde matinale du psychiatre au pavillon B et l’utilisation des téléphones cellulaires permet au personnel de communiquer avec les médecins, les intervenants et les travailleurs sociaux. Il indique que de toute façon à [l’hôpital A], ces intervenants ne sont pas toujours disponibles pour répondre rapidement aux demandes des infirmiers.
[50] Quant au manque de matériel, l’employeur indique qu’il a dû réorganiser l’unité au fur à mesure et qu’elle était fonctionnelle au mois de mars 2017. Tout le matériel nécessaire à la prestation des services était sur place.
[51] Le charriot à oxygène n’est pas un instrument nécessaire à l’exécution des tâches de l’infirmier, les demandes du travailleur à cet effet sont déraisonnables. L’employeur estime qu’il ne pouvait pas réinstaller un hôpital à l’unité temporaire B. Si une situation d’urgence survient, des mesures sont mises en place, un corridor de services a été organisé.
[52] Vu les espaces restreints, l’employeur ne peut aménager un bureau pour une agente administrative au pavillon B. Il estime cependant que la baisse des ratios patients/infirmiers justifie que les infirmiers assument ces tâches supplémentaires. Il explique que puisque le nombre de lits est passé de neuf lits à [l’hôpital A] à six lits au pavillon B et que la structure de l’équipe de travail est restée la même, les infirmiers ont nécessairement moins de travail.
[53] Concernant les pauses qu’il doit prendre sur place, l’employeur indique que le travailleur n’est pas pénalisé puisqu’il est rémunéré pendant ces périodes et qu’il existe certaines restrictions semblables également à [l’hôpital A].
[54] L’employeur indique que le travailleur n’a pas démontré avoir eu une surcharge de travail, il n’a pas effectué d’heures supplémentaires de façon significative. Il prend ses pauses et ses repas normalement. Il a bénéficié de vacances pendant l’été 2017.
Équipe de travail
Le travailleur
[55] Le travailleur fait équipe depuis septembre 2016 avec le même infirmier, assistant supérieur immédiat, ASI. Au mois de mars 2017, l’ASI est partiellement libéré de sa tâche afin de lui permettre d’enseigner. À compter de cette date, il travaille de façon irrégulière à l’unité. L’employeur ne remplace pas ce poste, ce qui occasionne une surcharge de travail pour le travailleur.
[56] Suivant le départ de l’ASI, le travailleur effectue, pendant certaines périodes, la tâche de chef d’équipe, pour laquelle il reçoit une prime salariale. Cependant, il mentionne que cette situation le stresse, l’épuise et le rend anxieux. Il se dit imputable et mentionne qu’il écope de ces responsabilités par la force des choses et sans l’avoir nécessairement souhaité.
[57] Différents collègues prennent la relève et effectuent le quart de travail de jour avec le travailleur. Il indique que cette situation est très exigeante pour lui puisqu’il doit effectuer la formation des nouveaux infirmiers de façon constante. À la fin du mois d’août 2017, la situation se stabilise avec la venue d’une infirmière qui fera équipe plus régulièrement avec le travailleur.
[58] À l’été 2017, l’employeur profite du départ définitif de l’ASI pour mettre en place un projet pilote afin d’arrimer les unités psychiatriques enfants et adolescents. Ainsi, l’équipe de travail de jour ne compte plus d’infirmier ASI sur place et certaines des tâches qui lui étaient dévolues sont désormais effectuées par les infirmiers.
[59] La réorganisation de l’unité des adolescents à l’extérieur [de l’hôpital A] demande qu’un infirmier soit de garde à domicile pendant la nuit. Ces heures de gardes ne sont cependant pas obligatoires ni exigées par l’employeur. Le travailleur qui s’est porté volontaire pour effectuer la garde de nuit indique avoir subi du stress et de la fatigue suivant cette garde. Il reste sur le qui-vive et dort mal pendant ses périodes de garde, et ce bien qu’il n’ait reçu aucun appel.
[60] Le travailleur déplore le fait que plusieurs gestionnaires se sont succédés entre les mois de février et de novembre 2017 et qu’ils ne sont pas toujours disponibles pour prendre les décisions qui s’imposent. Il indique qu’à certains moments il ne savait pas à qui s’adresser pour obtenir des directives. Il s’est senti délaissé avec de lourdes responsabilités à assumer, qui ne sont pas de son ressort.
L’employeur
[61] L’employeur estime que la modification de l’organisation du travail n’augmente pas la charge de travail du travailleur puisqu’il y a diminution du ratio patients/infirmiers.
[62] Selon le tableau déposé par l’employeur, le collègue ASI du travailleur a travaillé de façon irrégulière jusqu’à l’été 2017. Parfois, il est absent des semaines complètes, parfois un jour ou deux par semaine, cette preuve démontre que son horaire est très variable.
[63] De plus, il allègue que le roulement de personnel est une chose normale et habituelle dans ce milieu de travail, le travailleur a toujours eu à travailler avec différents collègues.
[64] Alors qu’il était à [l’hôpital A], le travailleur a effectué sans difficulté la tâche de chef d’équipe, en remplacement de l’ASI.
[65] Concernant le projet pilote mis en place à l’été 2017, l’employeur indique qu’auparavant certaines tâches étaient attribuées à l’ASI même si elles étaient du ressort des infirmiers. La réorganisation de la structure des équipes de travail constitue pour l’employeur un réajustement adéquat puisque les infirmiers effectuent désormais le travail selon leurs descriptions de tâches.
[66] Les gardes de nuit ne sont pas obligatoires et l’employeur indique qu’il avait suffisamment de personnel pour assurer ces quarts de travail. Le travailleur n’avait aucune obligation à cet égard.
[67] L’employeur mentionne que malgré les remplacements et les vacances des gestionnaires, ces derniers assumaient une présence constante et visitaient l’unité de deux à trois fois par semaine. De plus, le travailleur pouvait s’adresser à la gestionnaire administrative du Centre B, qui se trouvait sur place.
[68] L’employeur a fourni des téléphones cellulaires aux employés, ainsi le travailleur peut communiquer en tout temps avec les gestionnaires et avec les intervenants à [l’hôpital A]. Il a également mis en place un système de walkie-talkie, afin de permettre la communication avec l’agent de sécurité engagé pour la section de la protection de la jeunesse au pavillon B.
Réorganisation du travail
[69] En octobre 2017, une nouvelle gestionnaire prend la relève de la gestion de l’unité et constate que les membres de l’équipe de travail se plaignent d’être trop débordés. Elle estime que c’est l’organisation du travail qui est déficiente. À son avis, il n’y a pas un manque de personnel, au contraire, le ratio démontre que le personnel est amplement suffisant.
[70] Bien que la gestionnaire indique que cette mesure aurait dû être prise auparavant, l’employeur effectue alors une réforme majeure dans l’organisation du travail et dans l’organisation des tâches des infirmiers. L’horaire de la journée des usagers est modifié. Un éducateur est ajouté à l’équipe de travail, l’employeur indique que cet intervenant a tout changé et qu’il a fait la différence dans la nouvelle organisation du travail à l’unité.
ANALYSE DU CARACTÈRE OBJECTIVEMENT TRAUMATISANT DES ÉVÈNEMENTS QUI DÉBORDENT DU CADRE NORMAL DU TRAVAIL
[71] Le Tribunal doit déterminer si les faits relatés constituent des évènements objectivement traumatisants et non traumatisants selon la seule perception subjective du travailleur. Le critère applicable est celui de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances[7].
[72] Il y a donc lieu d’analyser si les évènements qualifiés de traumatisants par le travailleur relèvent de sa perception des choses (facteurs endogènes) ou d’une réalité objective (facteurs exogènes)[8].
[73] Dans le cadre de cette analyse, le Tribunal doit départager la réalité objective des évènements en ayant en tête que les traits de personnalité du travailleur peuvent teinter sa perception de la réalité : « il importe de bien distinguer la réalité objective des faits allégués de la perception subjective d’un travailleur ». [9]
[74] La décision Langlais et Centre hospitalier de Chandler[10], spécifie qu’afin d’être reconnue la situation décriée par le travailleur doit déborder du cadre normal habituel de ce que l’on peut s’attendre dans le monde du travail.
[75] Une surcharge inhabituelle de travail est établie lorsque le travailleur démontre qu’il effectue des tâches qui diffèrent substantiellement de ses tâches habituelles de façon quantitative.
[76] Il peut également prouver la surcharge de travail au point de vue qualitatif, il doit alors démontrer qu’il exerce de nouvelles responsabilités, qu’il ait peu ou pas de contrôle sur son travail, ou encore qu’il n’a pas ou peu de soutien de la part de son employeur. Pour être considérée, cette situation doit se prolonger sur une certaine période de temps[11].
[77] La décision Saumure[12] reprend les critères élaborés dans l’affaire F.B. et Compagnie A[13], ainsi, les situations suivantes seront considérées comme une surcharge de travail:
· Une absence d’aide ou de support qui engendre une surcharge de travail tout en étant conjuguée à des conditions de travail particulièrement stressantes;
· Une formation insuffisante pour exécuter convenablement les nouvelles tâches confiées, associées à la présence d’autres facteurs de stress;
· Un manque de ressources ou des changements des conditions de travail qui engendre une augmentation des responsabilités avec cumul des tâches, associés à d’autres stresseurs qui entretiennent une tension accrue;
· Une surcharge de travail en raison de l’absence de personnel tout en n’ayant pu bénéficier d’une formation appropriée;
· Une surcharge de travail attribuable à la modification des conditions de travail ou à une modification importante des tâches.
[78] Le stress attribuable à la surcharge de travail sera reconnu comme la cause de la lésion professionnelle, s’il est hors proportion et dépasse le stade normal du stress auquel un travailleur peut s’attendre dans le cadre de l’exercice de son travail[14].
[79] Afin de décider de la survenance de l’évènement imprévu et soudain, le Tribunal doit déterminer si les évènements allégués démontrent objectivement une surcharge de travail qui déborde du cadre normal du travail.
Déménagement
[80] L’inondation à [l’hôpital A] qui force l’évacuation de l’hôpital et le déménagement des patients n’est pas une situation banale. Il est vrai que les intervenants impliqués ont fait face à une situation d’extrême urgence. Cependant, les tâches effectuées par le travailleur lors du déménagement de l’unité ne constituent pas un évènement traumatisant en soi.
[81] Il n’y a que deux usagers à l’unité, dans ces circonstances la gestion du déménagement se fait assez bien.
[82] Le déménagement comme tel s’est effectué durant une journée, le travailleur n’a pas effectué d’heures supplémentaires.
[83] Bien que le fait de déménager l’unité soit une activité qui sort du cadre habituel du travail d’infirmier, le travailleur n’a pas démontré cependant que c’est cette situation qui lui occasionne, plus de 7 mois plus tard, un diagnostic d’ordre psychologique.
La situation au pavillon B
[84] Après l’analyse de la preuve documentaire et à la lumière des témoignages entendus, le Tribunal conclut que la nouvelle organisation du travail ainsi que la modification des tâches découlant du déménagement à l’unité B ont engendré pour le travailleur une surcharge de travail.
[85] À l’appui de cette conclusion, le Tribunal retient de la preuve les éléments suivants qu’il considère les plus pertinents.
[86] Le Tribunal détermine que l’augmentation et la modification des tâches et des responsabilités du travailleur suivant le déménagement au pavillon B constituent des évènements objectivement traumatisants qui débordent du cadre habituel et normal du travail.
[87] Ainsi, les conséquences de l’aménagement physique des lieux qui est restreint et dysfonctionnel, l’organisation du travail en fonction de ce nouvel environnement et les contraintes liées à l’éloignement physique [de l’hôpital A], ont apporté des modifications importantes dans les conditions de travail du travailleur.
[88] À la base, l’emploi du travailleur est exigeant, stressant et comporte de lourdes responsabilités. Il intervient auprès d’adolescents ayant des problèmes psychologiques importants tels que des troubles de comportement, des troubles d’adaptation, des psychoses, de l’automutilation, de l’anxiété, des hallucinations sélectives, de la toxicomanie, etc.
[89] Dans ce contexte, l’augmentation de la charge de travail et les conditions de travail plus difficiles au pavillon B, jumelés aux agents stresseurs déjà présents par l’emploi lui-même, ont engendré une surcharge du travail qui a perduré pendant plusieurs mois.
[90] Les conditions de travail ne sont pas normales à la nouvelle unité B, les lacunes énoncées par le travailleur l’empêchent d’effectuer son travail de façon adéquate, ce qui lui occasionne un stress important puisque c’est la qualité des soins qu’il prodigue qui est affectée.
[91] Les doléances formulées par le travailleur sont également corroborées par un ASI qui travaille sur le quart de travail du soir. Les infirmiers estiment que le déménagement à une unité distincte [de l’hôpital A] a occasionné plusieurs difficultés dans l’organisation de leur travail. Tous les deux déplorent qu’ils soient laissés à eux-mêmes alors que les conditions de travail sont plus exigeantes. Ils considèrent que le fait de travailler au pavillon B équivaut à travailler sur une « île déserte ».
[92] Le travailleur doit effectuer son travail dans un environnement beaucoup moins encadré et moins organisé. Il ne dispose plus du filet de sécurité procuré par le personnel [de l’hôpital A] où toute une équipe d’infirmiers et d’intervenants s’entraide et se relaye en cas d’urgence.
[93] Il n’a pas le support nécessaire des gestionnaires, il doit donc prendre des décisions seul, de ce fait il craint de poser des gestes qui pourraient compromettre la sécurité des usagers. Cette situation lui cause un stress important. Il mentionne à plusieurs reprises qu’il est responsable des décisions qu’il prend dans ces circonstances.
[94] De plus, à l’été 2017, l’employeur met en place un projet pilote et modifie la structure des équipes de travail. Le travailleur doit désormais effectuer des tâches qui étaient dévolues à l’ASI.
[95] L’employeur justifie sa position par la baisse de ratio patients/infirmiers, spécifiant que comme les infirmiers ont moins de patients à traiter, l’ajout de tâches, les nouvelles conditions de travail et les changements qu’il apporte à la structure de l’équipe de travail sont de ce fait très comparables aux conditions de travail à [l’hôpital A].
[96] Le Tribunal n’adhère pas à cet argument, dans un premier temps, aucune donnée quantitative fiable relativement au taux d’occupation au pavillon B et à [l’hôpital A] n’a été mise en preuve. Le seul élément apporté est que le taux d’occupation, dans les deux unités, suit la même courbe au cours de l’année. Le Tribunal ne peut conclure qu’effectivement il y a une baisse de la clientèle au pavillon B. Par exemple, si les lits ne sont pas tous utilisés à [l’hôpital A], mais qu’ils le sont au pavillon B, la situation pourrait être la même dans les deux unités.
[97] D’autre part, même en considérant que le nombre de patients est moindre [au pavillon B], le Tribunal estime que les conditions de travail sont beaucoup plus difficiles dans cette unité et que cela ne permet pas de conclure que ces conditions s’apparentent à celles de [l’hôpital A].
[98] Le Tribunal ne nie pas que l’employeur ait déployé toutes les ressources à sa disposition afin d’installer adéquatement l’unité B. Cependant, il minimise les difficultés vécues par le travailleur. Il a démontré le point de vue des gestionnaires, qui de l’avis du Tribunal, ne reflète aucunement la réalité des infirmiers qui sont sur place.
[99] À l’automne 2017, l’employeur constate qu’il y a des problèmes d’organisation du travail à l’unité B, il effectue alors une réforme majeure qui de son dire, aurait dû être effectuée auparavant.
[100] Le Tribunal estime que cette réforme démontre que les doléances rapportées par le travailleur, qui se sont déroulées sur une période de 7 mois, ne relèvent pas uniquement de sa perception subjective de la situation. L’employeur a lui-même constaté des difficultés dans le fonctionnement de l’unité et décidé d’apporter les correctifs nécessaires.
[101] Le Tribunal détermine que les nouvelles conditions de travail conjuguées au travail déjà particulièrement stressant du travailleur constituent une surcharge de travail inhabituelle, qui déborde du cadre normal du travail.
Lien de causalité
[102] Suite au déménagement de l’unité, le travailleur indique avoir des difficultés à se concentrer, une humeur changeante, il est irritable, fatigué et il a de la difficulté à dormir. Le 1er novembre 2017, il éclate en sanglots et est désormais incapable de continuer à travailler.
[103] Le diagnostic retenu par le médecin traitant du travailleur est un trouble d’adaptation avec humeur anxio-dépressive. Le psychiatre du travailleur a par la suite diagnostiqué une dépression majeure. Ces diagnostics lient le Tribunal en vertu de l’article 224 de la Loi, puisqu’aucune contestation n’a été entreprise devant le Bureau d’évaluation médicale, le BEM.
[104] Le Tribunal détermine que le travailleur a démontré par une preuve prépondérante que les diagnostics de trouble d’adaptation avec humeur anxio-dépressive et dépression sont directement reliés aux évènements vécus au travail entre février et novembre 2017, et qu’aucune autre cause n’aurait pu expliquer ce diagnostic.
Condition personnelle
[105] La condition personnelle préexistante de nature psychologique d’un travailleur ne fait pas obstacle à la reconnaissance d’une lésion psychologique. Il faut cependant que le travail ait joué un rôle déterminant dans la survenance de la lésion professionnelle psychologique.
[106] Ainsi, le Tribunal doit déterminer si la condition psychologique du travailleur découle de la situation vécue au travail ou si comme le prétend l’employeur, elle relève plutôt de sa condition personnelle préexistante ou de sa situation personnelle.
[107] Dans cette optique, la théorie du crâne fragile trouve application[15], cette théorie indique qu’il y a lieu de prendre la personne dans l’état où elle se trouve au moment de l’évènement et d’analyser la situation en tenant compte des traits de la personnalité du travailleur.
[108] Le travailleur est un homme perfectionniste, anxieux, organisé et ordonné, et il démontre une personnalité avec des traits de la lignée obsessionnelle compulsive. Le Tribunal est d’avis que, même si ces traits de caractère peuvent l’avoir fragilisé, la situation qu’il a vécue entre février et novembre 2017 constitue le facteur déclencheur de sa condition psychologique.
[109] Le dossier médical du travailleur fait état d’antécédents psychologiques à l’adolescence. Bien que ces situations l’aient peut-être rendu plus sensible, elles ne justifient pas en elles-mêmes la lésion psychologique du travailleur.
[110] En effet, avant comme après le séjour à l’unité B, le travailleur est porteur des mêmes conditions personnelles, des mêmes antécédents, cela ne l’a pas empêché de fournir une prestation de travail très satisfaisante.
[111] La condition psychologique du travailleur diagnostiquée à l’automne 2017 ne relève pas d’une situation personnelle ou familiale. Le travailleur n’est aucunement troublé ou perturbé par des situations survenues dans sa vie privée. Le malaise vécu par sa mère est sans conséquence et il n’a pas de problèmes matrimoniaux.
[112] Le Tribunal détermine que le travailleur a démontré par une preuve prépondérante avoir subi un accident de travail de nature psychologique.
[113] Le Tribunal détermine que le 1er novembre 2017, le travailleur a subi une lésion professionnelle dont le diagnostic est un trouble de l’adaptation avec humeur anxio-dépressive et ultérieurement une dépression majeure.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE la contestation de monsieur J... R..., le travailleur;
INFIRME la décision de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, du 4 juillet 2018;
DÉCLARE que monsieur J... R..., le travailleur, a subi une lésion professionnelle le 1er novembre 2017.
|
|
|
Manon Chénier |
|
|
|
|
|
|
Me Maxime Dupuis |
|
F.I.Q. |
|
Pour la partie demanderesse |
|
|
|
Me Maryse Lepage |
|
BML AVOCATS INC. |
|
Pour la partie mise en cause |
|
|
|
Date de la dernière audience : 26 novembre 2019 |
[1] Décision de la Commission du 8 décembre 2017.
[2] Décision de la Commission du 4 juillet 2018.
[3] RLRQ, c. A-3 001.
[4] Tremblay et Centre Jeunesse Gaspésie les Iles, [2003] C.L.P. 254.
[5] Brodeur et Société Québécoise des infrastructures, 2016 QCTAT 194; Franc et C.H. Saint-Eustache, C.L.P. 261776-64-0505, 23 octobre 2007, T. Demers; M.M. et Arrondissement A, 2012 QCCLP 5254.
[6] Arnold et Mission Old Brewery inc., 2015 QCCLP 6208; Zuchowski et Hôpital Charles-LeMoyne, 2011 QCCLP 5965.
[7]. Franc et CH Saint-Eustache, précitée, note 5.
[8] Id.
[9] Saumure et Centre intégré de santé et des services sociaux (CISSS) de l’Outaouais, 2018 QCTAT 4977.
[10] C.L.P., 210630-01B-0306, 1er septembre 2006, L. Desboies.
[11] J.D. et Compagnie A, 2016 QCTAT 4912; Langlais et Centre hospitalier Chandler, précitée, note 10.
[12] Saumure et Centre intégré de santé et des services sociaux (CISSS) de l’Outaouais, précitée note 9.
[13] 2014 QCCLP 2230.
[14] Id.
[15] Simoneau et R. Boulanger et Cie ltée (Moulures), C.L.P. 162120-04B-0105, 15 octobre 2002, D. Lajoie.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.