Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Services maritimes Québec inc. |
2020 QCCS 3952 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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(Chambre criminelle et pénale) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
QUÉBEC |
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N° |
C.S. 200-36-002891-190 |
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C.Q. 200-61-207790-179 C.Q. 200-61-213512-187
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DATE : |
Le 5 novembre 2020 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
CLAUDE BOUCHARD, J.C.S. |
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DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES |
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APPELANT
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC
APPELANTE |
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c.
SERVICES MARITIMES QUÉBEC INC.
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MICHEL FILLION
INTIMÉS |
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JUGEMENT SUR APPEL
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[1] Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) et la Procureure générale du Québec (PGQ) en appellent d’un jugement rendu le 9 septembre 2019 par le juge Jean Asselin de la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale. Par ce jugement, les articles 16, 116 et 117 de la Loi sur la sécurité privée[1] (LSP) sont déclarés, dans le cadre afférent à ce litige, inapplicables et inopérants à l’égard des défendeurs Services maritimes Québec inc. (SMQ) et Michel Fillion, lesquels sont acquittés concernant des infractions reprochées le 11 juillet 2016.
[2] Les Appelants font valoir à l’encontre de ce jugement que le juge de première instance a erré en droit en concluant que SMQ est une entreprise relevant de la compétence du Parlement fédéral et, subsidiairement, si tel est le cas, qu’il a erré en droit dans son interprétation des doctrines de l’exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale.
Le contexte
[3] SMQ est une entreprise qui œuvre dans le secteur maritime, entre autres au terminal de Pointe-au-Pic, dans la ville de La Malbaie.
[4] Au moment des faits reprochés, M. Fillion était un employé de cette dernière et s’occupait plus particulièrement de surveiller et de contrôler l’accès à cette installation portuaire.
[5] Les faits en cause surviennent le 11 juillet 2016, alors qu’il est reproché à ce dernier d’avoir exercé à cette date une activité de sécurité privée sans être titulaire d’un permis d’agent de la catégorie correspondant à cette activité, contrevenant ainsi à l’article 116 de la LSP.
[6] Il est aussi reproché à SMQ d’avoir contrevenu ce même jour à l’article 117 de la LSP, en ayant eu à son service M. Fillion, une personne visée par l’article 16 de la LSP qui n’était pas titulaire d’un permis d’agent conformément à cet article.
[7] Le juge de première instance devait donc déterminer dans un premier temps si le DPCP avait satisfait à son fardeau de prouver, hors de tout doute raisonnable, les éléments constitutifs des infractions prévues aux articles 116 et 117 de la LSP et, dans un deuxième temps, si les Intimées bénéficiaient d’une exception prévue à l’article 16 de la LSP afin d’exonérer leur responsabilité pénale, le cas échéant.
[8] En outre, le juge de première instance devait aussi disposer de l’argument constitutionnel soulevé par les Intimées, à savoir l’inapplicabilité ou l’inopérabilité de la LSP à leur endroit en raison de leurs activités professionnelles, lesquelles relèveraient d’une compétence fédérale exclusive conformément à l’article 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867 (Loi constitutionnelle).
[9] Rappelons à cet égard que SMQ est une société constituée en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions[2], en plus d’être une filiale de la Compagnie d’arrimage de Québec ltée (CAQL).
[10] Cette dernière est arrimeur de classe mondiale œuvrant dans le secteur maritime de l’arrimage, du débardage, de l’acconage, de la manutention, de l’entreposage, du chargement et déchargement de marchandises. À ce titre, elle exploite un réseau maritime de plus de 30 terminaux s’étendant le long du fleuve Saint-Laurent jusqu’aux Grands Lacs, localisés dans cinq provinces canadiennes et deux états américains.
[11] Le terminal de Pointe-au-Pic, situé sur une installation portuaire publique, propriété de la Société de gestion des infrastructures de transport de Charlevoix (Société Charlevoix), fait partie intégrante de ce réseau maritime.
[12] SMQ loue des espaces de la Société Charlevoix pour y effectuer des opérations de chargement sur des navires transatlantiques à destination d’outre-mer, des produits de pâtes et papiers que Produits forestiers Résolu (Résolu) fait expédier depuis son usine jusqu’à l’installation portuaire de Pointe-au-Pic. Ces opérations s’effectuent selon une fréquence de trois à quatre jours par mois seulement.
[13] Le 11 juillet 2016, au moment de la visite des enquêteurs du Bureau de la sécurité privée (BSP), un navire transocéanique serait à quai, alors que les employés de SMQ procèdent à son chargement de produits de pâtes et papiers de Résolu destinés au marché européen.
[14] Cela dit, le juge de première instance conclut d’abord que l’Appelant s’est acquitté de son fardeau de démontrer hors de tout doute raisonnable les éléments constitutifs des infractions reprochées aux Intimés. Il prononce par ailleurs un verdict d’acquittement au motif que les dispositions législatives en cause sont constitutionnellement inapplicables et inopérantes à l’égard des Intimés.
[15] Plus particulièrement, il conclut que :
i) SMQ est une entreprise relevant de la compétence du Parlement fédéral, car sa seule et unique activité consiste à offrir des services de débardage à des navires transatlantiques.
ii) Les articles 16, 116 et 117 de la LSP sont inapplicables aux Intimés en vertu de la doctrine constitutionnelle de l’exclusivité des compétences.
iii) Ces mêmes articles sont inopérants à leur endroit en vertu de la doctrine de la prépondérance fédérale.
Questions en litige
[16] L’appel ne portant que sur les aspects constitutionnels, le tribunal abordera les questions en litige dans l’ordre selon lequel les parties les ont formulées :
1. Le juge de première instance a-t-il erré en concluant que SMQ est une entreprise relevant de la compétence du Parlement fédéral?
2. Le juge de première instance a-t-il erré dans son interprétation de la doctrine de l’exclusivité des compétences?
3. Le juge de première instance a-t-il erré dans son interprétation de la doctrine de la prépondérance fédérale?
Analyse et décision
[17] Il convient de rappeler que le pouvoir d’intervention d’une cour siégeant en appel est limité. L’article 286 du Code de procédure pénale[3] prévoit que l’intervention de la Cour supérieure se justifie uniquement si le jugement contesté est déraisonnable eu égard à la preuve, si justice n’a pas été rendue ou si une erreur de droit a été commise, à la condition que celle-ci ait eu un effet déterminant sur le jugement.
[18] En somme, une cour d’appel ne peut réviser les conclusions tirées par le juge d’instance et y substituer son opinion qu’en l’absence d’une erreur de droit manifeste ou d’une conclusion déraisonnable.
[19] Qu’en est-il?
1. Le juge de première instance a-t-il erré en concluant que SMQ est une entreprise relevant de la compétence du Parlement fédéral?
[20] Sur cette question, le juge de première instance affirme d’entrée de jeu que le Parlement du Canada possède une compétence exclusive en matière de «navigation, bâtiments ou navires (shipping)» en vertu de l’article 91(10) de la Loi constitutionnelle, ce qui n’est évidemment pas contesté.
[21] Il précise que celle-ci doit être interprétée largement, tel que l’a décidé le Conseil Privé en 1926 dans Montreal (City) v. Montreal Harbour Commissioners[4], principe réitéré en 1955 dans Reference Re Industrial Relations and Dispute Investigation Act (Affaire des débardeurs)[5].
[22] Le juge de première instance retient d’ailleurs plusieurs enseignements de ce dernier arrêt, tel qu’il ressort de cet extrait :
[56] Dans l’Affaire des débardeurs, le juge Kellock, commentant sur l’interprétation libérale à donner à l’expression «navigation, bâtiments ou navires», souligne l’étendue du champ d’application du The Merchant Shipping Act de 1854, l’une des sources reconnues pour établir ce qu’est le droit maritime canadien:
The statute dealt, inter alia, with such matters as ownership, measurement and registry of British shops, certification apprenticeship, engagement, wages, health, accommodation and discipline of seamen, safety and prevention of accidents and pilotage.
[57] Soulignons aussi les propos du juge Locke dans l’Affaire des débardeurs qui mentionne que la proximité des liens entre les marins (seamen) et les débardeurs est telle que l’ensemble de leurs activités doit être assujetti à la compétence exclusive du Parlement canadien en matière de « navigation, bâtiments ou navires » :
The regulation of the relationship between persons engaged in shipping and those employed by them at sea has thus, for a very long time indeed, been recognized as necessary for the effective regulation by statute of the operations of the ships. The fact that this is so supports the view that the regulation of the relations between ship owners and those employed to assist, either on board ship or on land, in performing functions, such as loading and unloading, essential to carriage of goods, is legislation in relation to shipping within the ordinary meaning of that expression.
[58] Dans l’Affaire des débardeurs, la Cour suprême reconnaît ainsi que les activités de débardage relèvent de la compétence exclusive du Parlement du Canada en matière de « navigation, bâtiments ou navires» et que le Code canadien du travail leur est applicable.
[59] Une réserve est toutefois soulevée par la Cour suprême dans cet arrêt relativement aux entreprises purement intra provinciales et de leurs relations de travail pour lesquelles la législature provinciale peut avoir compétence selon l’article 92(10) de la Loi constitutionnelle.
[60] Cela dit, dans l’Affaire des débardeurs, la Cour suprême conclut qu’à l’égard des faits mis en preuve, les activités de débardage exclusivement utilisées pour le chargement et le déchargement de navires sur des lignes maritimes entre le Canada et l’étranger, contrairement à une ligne maritime purement intra provinciale, tombent sous la juridiction exclusive du Parlement du Canada:
(…)
[23] En somme, le juge de première instance accorde une grande importance à la nature des activités de débardage, lorsqu’elles sont exercées exclusivement pour le chargement et le déchargement de navires sur des lignes maritimes entre le Canada et l’étranger. De fait, son raisonnement s’appuie sur ce constat, tout comme pour les Intimés, pour conclure que SMQ qui exerce des activités de cette nature est une entreprise fédérale relevant de la compétence du Parlement du Canada.
[24] Or, cette approche soulève deux interrogations.
[25] La première, peu importe que SMQ soit une entreprise fédérale ou provinciale, il faudra répondre à la véritable question qui se pose en l’espèce, soit celle de l’applicabilité ou de l’opérabilité d’une loi provinciale (la LSP) à des activités (le débardage) qui relèveraient d’un champ de compétence fédérale.
[26] La seconde, rappelons que l’Affaire des débardeurs intervient dans un contexte de relations de travail, où la Cour suprême devait se prononcer sur la validité de l’Industrial Relations and Disputes Investigation Act. Elle a conclu que le gouvernement fédéral avait compétence pour légiférer en matière de relations de travail à l’égard d’une entreprise qui est partie intégrante de la compétence principale du Parlement fédéral sur un autre sujet.
[27] C’est à partir de cet arrêt qu’ont été élaborées les notions de compétence directe et dérivée, ce qui a donné lieu à plusieurs arrêts de la Cour suprême qui a développé un test d’application de ces notions dans un contexte de relations travail.
[28] Cela s’explique puisqu’à priori la compétence relative aux relations de travail est dévolue aux provinces, le Parlement fédéral ayant une compétence limitée en cette matière pour les entreprises qui relèvent d’un champ de compétence attribué au fédéral. C’est ainsi que le Code canadien du travail[6] restreint son champ d’application, à l’article 4, «aux employés dans le cadre d’une entreprise fédérale et à leurs syndicats, ainsi qu’à leurs employeurs et aux organisations patronales regroupant ceux-ci».
[29] Dans ce contexte, on peut comprendre la nécessité de qualifier l’entreprise de provinciale ou fédérale afin de déterminer sous quelle juridiction sont régies les relations de travail.
[30] Soulignons également que les relations et les conditions de travail formant une partie essentielle de la gestion et de l’exploitation d’une entreprise, le principe de l’exclusivité des compétences interdit la sujétion d’ouvrages qui relèvent de la compétence fédérale aux lois provinciales, lorsque que cette sujétion aurait pour conséquence d’atteindre ces ouvrages dans leur spécificité fédérale[7].
[31] Cependant, il en est autrement lorsque nous ne sommes pas dans un cadre de relations de travail, comme c’est le cas en l’espèce.
[32] Néanmoins, le juge de première instance aborde la question sous l’angle des relations de travail lorsqu’il conclut, après avoir référé à la Loi sur la marine marchande du Canada[8] (LMMC) et à la Loi sur la sûreté du transport maritime[9] (LSTM) :
[88] Pour déterminer si une entreprise telle que SMQ est assujettie à la législation fédérale en matière de relations de travail, le Tribunal doit procéder à établir la nature fonctionnelle essentielle de l’entreprise et «cette évaluation fonctionnelle suppose l’analyse de l’entreprise en tant qu’entreprise active, en fonction de ses caractéristiques constantes uniquement».
[89] Ainsi, la seule et unique activité de SMQ consiste à offrir exclusivement des services de débardage à des navires transatlantiques à destination d’outre-mer. SMQ participe directement à alimenter des lignes de transport maritime internationales.
[90] Par conséquent, les relations et conditions de travail de SMQ relèvent également de la compétence exclusive du Parlement du Canada et ses employés sont régis par le Code canadien du travail. La section locale 20148 de l’Association internationale des débardeurs, ayant signé une convention collective avec SMQ, détient d’ailleurs une accréditation syndicale émise par le Conseil canadien des relations de travail conformément au Code canadien du travail.
[33] Bien que le tribunal ne soit pas convaincu qu’il soit nécessaire de s’en remettre au test de la compétence directe ou dérivée, la question qui se pose ne relevant pas du cadre des relations de travail, il convient quand même d’analyser cet aspect. D’une part, les parties en ont fait leur première question en litige dans leur mémoires respectifs, et d’autre part, le jugement de première instance porte en grande partie sur la qualification de SMQ comme entreprise fédérale, en raison des activités qu’elle exerce et qui relèveraient de la compétence du Parlement du Canada en matière de navigation, bâtiments ou navires.
[34] Ceci dit, il importe de préciser que l’Affaire des débardeurs, sur laquelle s’appuie le juge de première instance pour conclure à la compétence exclusive du Parlement fédéral sur les activités de SMQ, a fait l’objet de précisions par la suite dans l’arrêt Tessier Ltée c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail)[10](Tessier).
[35] Comme le soulignent avec justesse les Appelants, l’Affaire des débardeurs doit être lu et compris à la lumière des arrêts subséquents de la Cour suprême et plus particulièrement de l’arrêt Tessier, qui est venu préciser les règles applicables à la compétence dérivée, qu’il y a lieu de distinguer de la compétence directe.
[36] C’est ainsi qu’une entreprise peut être qualifiée d’entreprise de juridiction fédérale lorsque son activité principale relève directement d’un champ de compétence du Parlement fédéral en vertu de l’article 92 de la Loi constitutionnelle (compétence directe), ou encore lorsqu’elle démontre un niveau suffisant d’intégration à une entreprise relevant de la compétence du Parlement fédéral (compétence dérivée).
[37] Dans l’arrêt Travailleurs unis des transports c. Central Western Railway Corp.[11] le juge en chef Dickson rappelle cette distinction en précisant que ces deux approches, en dépit de leur connexité, sont distinctes l’une de l’autre. Dans le premier cas, il s’agit de déterminer si l’entreprise constitue en elle-même un ouvrage ou une entreprise de compétence fédérale, et dans l’autre, de déterminer si la compétence tient à une conclusion que la réglementation de la matière en question fait partie intégrante d’une entreprise fédérale principale.
[38] Ici, le juge de première instance est d’avis que l’entreprise SMQ offrant des services de débardage à des navires transatlantiques, relève de ce fait de la compétence du Parlement fédéral, ce qui s’apparente à la compétence directe.
[39] Dans l’arrêt Tessier, la Cour suprême, sous la plume de la juge Abella, a rejeté l’idée que le paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle confère une compétence au Parlement fédéral sur des entreprises, seuls les paragraphes 92(10) a) et b) pouvant conférer une compétence d’une telle nature. C’est ce qu’il faut retenir des paragraphes 26 à 28 de cet arrêt ainsi que des paragraphes 33 et 34, ces derniers se lisant comme suit :
[33] Le fait que l’Affaire des débardeurs est considérée comme un cas de compétence dérivée affaiblit l’argument de Tessier selon lequel ses activités de débardage font directement d’elle une entreprise fédérale. Cet arrêt n’établit pas que dès qu’une société effectue du débardage ses relations de travail sont automatiquement assujetties à la réglementation fédérale. Tout passage de l’Affaire des débardeurs suggérant que le Parlement exerce une compétence exclusive sur les relations de travail de tous les employés effectuant des opérations régulières de débardage doit donc être considéré comme incompatible avec les interprétations subséquentes que la Cour a faites de cette affaire.
[34] Telle qu’elle a été interprétée au fil des ans, l’Affaire des débardeurs établit donc que le débardage n’est pas une activité qui fait directement tomber une entreprise sous un chef de compétence fédérale, à tout le moins pour ce qui est des relations de travail. La réglementation fédérale des relations de travail des débardeurs ne sera justifiée que si le débardage forme une partie intégrante du transport maritime extraprovincial envisagé aux al. 92(10) a) et b). Ce résultat est compatible avec la conception que nous avons exposée précédemment du partage des pouvoirs opéré par le par. 91(10) ainsi que par le par. 92(10) et ses exceptions en matière de transport maritime.
(soulignements du tribunal)
[40] La juge Abella a cru bon dans cet arrêt d’apporter ces précisions vu que dans l’Affaire des débardeurs, huit juges avaient conclu à l’assujettissement de l’entreprise de transport maritime à la réglementation fédérale en matière de travail pour des motifs distincts, de sorte «qu’il est difficile d’en dégager une possible assise unificatrice», pour reprendre les termes qu’elle a utilisés.
[41] Dans l’arrêt Tessier, Tessier ltée soutenait qu’elle était assujettie à la réglementation fédérale en matière de relations de travail, en s’appuyant sur un passage des motifs du juge Abbott dans l’Affaire des débardeurs qui établissait que le Parlement fédéral exerçait une compétence directe sur les relations de travail des débardeurs, le débardage faisant partie intégrante du chef de compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires.
[42] Le juge de première instance réfère aussi à ce passage et affirme que dans l’Affaire des débardeurs, «la Cour suprême reconnaît ainsi que les activités de débardage relèvent de la compétence exclusive du Parlement du Canada en matière de «navigation, bâtiments ou navires» et que le Code canadien du travail leur est applicable»[12]. Il note toutefois au paragraphe suivant[13] la réserve soulevée par la Cour suprême relativement aux entreprises purement intra provinciales au regard de leurs relations de travail, pour lesquelles la législation provinciale peut avoir compétence selon l’article 92(10) de la Loi constitutionnelle.
[43] Or, la juge Abella revient sur cette opinion exprimée par le juge Abbott dans l’arrêt Tessier et précise qu’avec le temps, la Cour en est plutôt venue à appliquer le principe de la compétence dérivée exposée dans les motifs du juge Estey :
[31] Avec le temps, toutefois, la Cour en est plutôt venue à appliquer le principe de la compétence dérivée exposé dans les motifs du juge Estey. Après avoir indiqué que les débardeurs fournissaient leurs services à des sociétés de transport exerçant une entreprise extraprovinciale et relevant du pouvoir fédéral, le juge Estey a formulé la conclusion suivante :
[traduction] Si [. . .] l’arrimage exercé aux termes des contrats ci-dessus constitue une partie intégrante ou nécessairement accessoire de l’exploitation efficace de ces lignes de bateaux à vapeur, la législation qui porte sur lui ne peut être adoptée valablement que par le Parlement du Canada. [p. 568]
Parce que les activités de débardage de la société torontoise étaient essentielles pour les sociétés de transport maritime relevant de la compétence fédérale, le juge Estey a conclu que la réglementation fédérale était applicable aux débardeurs qu’elle employait. (Voir Union des facteurs du Canada, le juge Ritchie, p. 185-186, et Travailleurs unis des transports, p. 1136-1138.)
(soulignements du tribunal)
[44] Appliquant le principe de la compétence dérivée, elle affirme :
[28] Le paragraphe 92(10) concerne le pouvoir de légiférer sur les travaux et entreprises de transport maritime, un pouvoir qui, comme on l’a vu, s’étend aux conditions de travail de ceux qui y sont employés. Cette disposition s’articule tout entière autour de la portée territoriale des activités visées. Ainsi, le principe qui s’est établi au sujet des relations de travail en contexte de transport maritime est que la compétence dépend de la portée territoriale de l’activité en cause. Puisque le débardage n’est pas en soi une activité transfrontière de transport, il n’est pas assujetti à la réglementation fédérale par application directe des paragraphes 92(10)a) ou b): Consolidated Fastface Inc. c. Western Canada Council of Teamster, 2009 CSC 53, [2009] 3 R.C.S. 407, par. 43 et 61. Par conséquent, la réglementation fédérale en matière de travail ne s’appliquera aux travaux ou entreprises de débardage que si ceux-ci font partie intégrante d’une entreprise fédérale d’une façon qui justifie qu’ils relèvent exceptionnellement de la compétence fédérale.[14]
(soulignements du tribunal)
[45] À ce propos, les Intimés font valoir, en s’appuyant sur l’Affaire des débardeurs, que le juge de première instance était justifié de conclure que les activités de débardage exclusivement exercées pour le chargement et le déchargement de navires sur des lignes maritimes entre le Canada et l’étranger, tombent sous la juridiction exclusive du Parlement du Canada. Ils réfèrent à cet effet aux différentes opinions émises par les juges de la Cour suprême, y compris celle du juge Estey qui, comme on vient de le voir, repose sur le principe de la compétence dérivée.
[46] À ce sujet, ils allèguent qu’il s’agit d’un faux débat et qu’il n’était pas nécessaire de faire le détour emprunté par la Cour suprême dans l’arrêt Tessier au regard de la compétence dérivée, parce que Tessier ltée ne s’est pas qualifiée comme entreprise fédérale étant donné que cette société de location de machinerie lourde qui menait de multiples activités, ne consacrait que 14 % de ses activités au débardage.
[47] Quoi qu’il en soit, le tribunal retient que l’analyse effectuée par la Cour suprême a été faite dans le cadre de l’application du principe de la compétence dérivée, à savoir si les activités de débardage formaient une partie intégrante de l’entreprise fédérale en lien avec elle.
[48] Soulignons par ailleurs que l’analyse de la juge Abella sera reprise dans d’autres affaires, notamment dans l’arrêt Commission de la santé et de la sécurité du travail c. Transit Du Roy inc.[15], où la Cour d’appel devait déterminer si une entreprise de location de camionneurs pour différentes compagnies de transport de compétence fédérale, pouvait se qualifier à ce titre et relever de la compétence du Parlement fédéral.
[49] Tout comme dans le présent dossier, Transit Du Roy qui faisait affaire avec différentes compagnies de transport interprovincial et international, prétendait que sur cette base, elle satisfaisait aux critères de l’intégration à une entreprise fédérale, puisqu’elle offrait des services à un groupe d’entreprises fédérales ou à un secteur d’activités de compétence fédérale.
[50] La Cour d’appel n’a pas retenu cette prétention :
[41] L’entreprise de Transit est-elle « partie intégrante» d’une entreprise fédérale? Dit autrement, existe-t-il un lien fonctionnel «si essentiel» entre elles qui fait de la première une composante de la seconde ?
[42] Pour évaluer s’il y a intégration, examinons la situation dans la double perspective retenue par la Cour suprême. D’abord, «les services fournis à l’entreprise fédérale constituent-t-ils la totalité ou la majeure partie» de l’exploitation de l’entreprise de Transit? Puis, la première «dépendait-elle des services fournis» par la seconde ?
[43] Quelle est l’importance des services que Transit fournit à une entreprise fédérale par rapport à l’ensemble de son exploitation?
[44] Il y a ici un premier obstacle puisque Transit n’identifie pas l’entreprise fédérale à laquelle elle serait intégrée. Elle nous informe plutôt qu’elle fournit des services à une soixantaine d’entreprises relevant de la compétence fédérale. Ces entreprises sont distinctes, indépendantes et même concurrentes.
[45] Ce multiple rattachement invoqué par Transit rend impossible de considérer son entreprise comme partie intégrante de l’une ou l’autre de ces entreprises: elle ne saurait consacrer «la totalité ou la majeure partie» de son activité à l’une ou l’autre d’entre elles.
[46] De fait, elle explique que «plus de 28 % de son chiffre d’affaires provenaient d’une seule et même entreprise fédérale», sans toutefois prétendre y être intégrée. Ce en quoi elle a raison car ce pourcentage est bien insuffisant pour fonder une conclusion d’intégration.
[47] En quelque sorte, Transit ne plaide pas l’intégration d’une entreprise connexe à une entreprise fédérale, mais l’intégration à un secteur d’activité de compétence fédérale, le transport interprovincial et international. Ainsi, elle écrit :
86. … Les services rendus par les employés de Transit pour le compte de la majorité de ses clients - le transport interprovincial et international - se qualifiaient indépendamment à titre d’activité fédérale de par leur nature. Ainsi, si l’Intimée ne faisait pas d’activité se qualifiant de fédérale, il n’en demeure pas moins que ses employés ne fournissaient pas un service ancillaire à une entreprise fédérale, ils fournissaient la prestation par laquelle l’entreprise est effectivement qualifiée de fédérale et ce directement pour le compte de cette entreprise fédérale.
[48] Transit crée là un nouveau critère de compétence dérivée. Et ce, sous couvert d’«adaptation» du critère actuel comme elle l’écrit en continuant le paragraphe ci-dessus :
87. Ceci démontre d’abord l’étendue du lien matériel et opérationnel avec les clients de Transit. Aussi, cela démontre la particularité de la situation d’une agence de placement et le besoin d’adapter les critères applicables afin de les rendre conformes à cette nouvelle réalité.
[49] À mon avis, ce moyen confond la compétence directe et celle dérivée. S’il faut conclure que Transit fait du transport interprovincial par le fait que ses camionneurs font des parcours inter-provinces pour ses clientes, alors il ne s’agit plus de compétence dérivée, mais de compétence directe. Mais Transit reconnaît, avec raison, que son activité de location de services de camionneurs est de compétence provinciale.
(…)
[51] Cette façon de lier l’activité de nature locale de Transit au transport interprovincial n’est pas valable. Dans Tessier la juge l’explique longuement en discutant à fond de l’Affaire des débardeurs (paragraphes 29 à 32), pour conclure :
[32] …Autrement dit, l’assise de la compétence fédérale est la relation entre l’activité de débardage et l’entreprise fédérale concernée, non la relation entre le débardage et le chef de compétence en cause.
[51] Le tribunal retient que pour se qualifier comme entreprise de juridiction fédérale, il ne suffit pas d’alléguer que SMQ offre des services de débardage à des navires transatlantiques, puisqu’une telle activité ne constitue pas «en soi» une activité relevant directement d’un champ de compétence du Parlement fédéral en vertu de l’article 92(10) de la Loi constitutionnelle.
[52] Cela étant, tout comme dans l’arrêt Transit Du Roy, le tribunal est aussi d’avis que la conclusion que SMQ relève du Parlement fédéral parce que sa seule et unique activité consiste à offrir des services de débardage pour des navires transatlantiques, confond la compétence directe et celle dérivée. Selon le principe de la compétence dérivée, SMQ doit démontrer que son activité principale, le débardage, fait partie intégrante d’une entreprise fédérale.
[53] Une entreprise relèvera de la compétence du Parlement fédéral à titre dérivé, si ses activités sont consacrées dans une très large proportion au profit d’une entreprise fédérale principale ou si une unité fonctionnelle particulière en son sein rend des services à une telle entreprise. Puisqu’il s’agit d’intégration à une entreprise et non à un secteur d’activité, la nécessité d’identifier l’entreprise fédérale dans laquelle il y a intégration revêt toute son importance.
[54] C’est ce qui ressort notamment des arrêts Northern Telecom Ltée c. Travailleurs en communication[16], Travailleurs unis des transports c. Central Western Railway Corp.[17], Transit Du Roy, L-3 Communications Mapps inc. c. Commission de la santé et de la sécurité du travail[18], Tessier et plus récemment Madysta Télécom ltée c. Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail[19] (Madysta).
[55] Il s’agit donc d’un exercice qui comporte deux volets, l’un consistant à déterminer si les services fournis à l’entreprise fédérale représentent la totalité ou la majeure partie de l’exploitation de l’entreprise locale, et quant à l’autre, il consiste à déterminer dans quelle mesure l’exploitation de l’entreprise fédérale est dépendante des services fournis par l’entreprise locale. C’est ce qui apparaît à la lecture de l’arrêt Tessier :
[46] Ainsi, la Cour a généralement examiné le lien entre l’entreprise fédérale et l’activité censée en former une partie intégrante dans la perspective de chacune, évaluant dans quelle mesure l’exploitation efficace de l’entreprise fédérale dépendait des services fournis par l’entreprise connexe et soupesant l’importance de ces services pour l’entreprise connexe elle-même.
[56] Reste à déterminer par ailleurs si l’intégration ne peut se faire qu’à l’égard d’une seule entreprise fédérale, et ce, pour pouvoir évaluer dans quelle mesure l’exploitation efficace de l’entreprise fédérale dépend des services fournis par l’entreprise connexe, comme le soutient l’Appelant.
[57] Il faut reconnaître que cette question pourrait se poser dans le contexte du présent dossier, vu que dans l’Affaire des débardeurs l’entreprise de débardage connexe «a été reconnue relever de la compétence fédérale dérivée»[20], malgré qu’elle puisse faire affaire avec sept compagnies dans différents ports et que ses opérations consistaient exclusivement à rendre des services en lien avec le chargement et le déchargement de bateaux, conformément aux contrats conclus avec ces compagnies. Les bateaux visés étaient ainsi décrits: «Lines of Steam Ships between the Province and any British or Foreign Country»[21].
[58] Rappelons à ce propos que vu sous l’angle de la doctrine de la compétence dérivée, le juge Estey a conclu dans cet arrêt que si «l’arrimage exercé aux termes des contrats ci-dessus constitue une partie intégrante ou nécessairement accessoire de l’exploitation efficace de ces lignes de bateaux à vapeur, la législation qui porte sur lui ne peut être adoptée valablement que par le Parlement du Canada» (traduction).
[59] À ce sujet, la juge Abella émet le commentaire suivant dans l’arrêt Tessier :
[31] [Traduction] […] Parce que les activités de débardage de la société torontoise étaient essentielles pour les sociétés de transport maritime relevant de la compétence fédérale, le juge Estey a conclu que la réglementation fédérale était applicable aux débardeurs qu’elle employait.
[60] Dans l’arrêt Madysta, rendu après le jugement de première instance, la Cour l’appel, sous la plume de la juge Dutil, fait une revue complète de la jurisprudence au regard de cette question et précise que l’Affaire des débardeurs ayant été le premier arrêt à traiter de la compétence fédérale dérivée, il doit maintenant être étudié à la lumière des arrêts subséquents. D’une part, elle conclut «qu’une entreprise fédérale ne peut être un secteur d’activité ou un groupe d’entreprises»[22], et d’autre part, que « le juge d’appel n’a pas commis d’erreur en décidant que Madysta devait faire partie intégrante d’une seule société ou compagnie fédérale de communication pour relever de la compétence fédérale dérivée»[23].
[61] Quant au rattachement de l’entreprise connexe à une compagnie, société d’état ou entité gouvernementale, elle souligne que « l’Affaire des débardeurs est le seul arrêt où une entreprise connexe, faisant affaire avec sept clientes attachées à la même compétence fédérale, a été reconnue relever de la compétence fédérale dérivée»[24]. Elle distingue cet arrêt en précisant que contrairement au dossier dont elle était saisie, «les sept clientes faisaient appel uniquement à l’entreprise connexe pour le débardage»[25].
[62] Commentant l’arrêt Central Western Railway[26], elle affirme:
[80] Dans Central Western Railway, la Cour suprême indique que l’entreprise locale «ne peut faire partie intégrante d’un ouvrage ou d’une entreprise à caractère fédéral que s’il existe un ouvrage ou une entreprise identifiables et distincts qui relèvent manifestement de la compétence fédérale». Un tel examen était possible à l’égard du CN, bien que Central Western ait échoué ce test. Or, un rattachement était impensable quant au réseau de transport du grain de l’Ouest, qui, aux yeux du juge en chef Dickson, constituait en réalité une expression englobant la totalité des pouvoirs réglementaires du Parlement relativement au transport du grain au Canada. Ainsi, «le fait que plusieurs entités participant au transport du grain relèvent de la compétence fédérale ne suffit pas en soi pour que tout ce qui se rattache à cette industrie soit assujetti à la compétence fédérale. (Références omises)
[63] En somme, la juge Dutil retient que Madysta devait identifier une entreprise fédérale distincte à laquelle elle pouvait se rattacher, «soit une seule de ses clientes à laquelle elle est rattachée», et non pas relier son intégration à un chef de compétence.[27]
[64] Ici, la situation s’apparente davantage à celle décrite dans l’arrêt Transit Du Roy, qui exclut la possibilité de démontrer l’intégration des activités de l’entreprise connexe à une multiplicité d’entreprises fédérales pour lesquelles elle pouvait prétendre être intégrée, surtout que dans cette affaire il y en avait une soixantaine à qui elle fournissait des services, distinctes, indépendantes et même concurrentes. Pour le juge Vézina, cela rendait impossible la démonstration d’une intégration à l’une ou l’autre de ces entreprises, parce qu’elle ne saurait consacrer «la majeure partie ou la totalité» de son activité à l’une ou l’autre d’entre elles.
[65] Or, le juge de première instance n’ayant pas appliqué la doctrine de la compétence dérivée, il a omis d’identifier l’entreprise à laquelle SMQ pourrait être intégrée et n’a pas non plus procédé à l’évaluation du lien fonctionnel et opérationnel entre l’entreprise locale et l’entreprise fédérale à laquelle elle prétend être intégrée, afin de déterminer si l’exploitation efficace de la première dépend des services fournis par la seconde, tel que le requiert l’arrêt Tessier.
[66] Son analyse, de nature générale, l’amène au constat suivant:
[47] Les opérations de SMQ se limitent, uniquement et exclusivement, à charger sur des navires transatlantiques à destination d’outre-mer des produits de pâtes et papiers que Produits forestiers Résolu a fait expédier depuis son usine de Clermont jusqu’à l’installation portuaire de Pointe-au-Pic.
[48] SMQ opère trois à quatre jours par mois seulement. En dehors de ces jours précis ou un navire transatlantique est à quai, aucun des employés de SMQ n’est sur place et l’installation portuaire de Pointe-au-Pic est sous l’unique responsabilité et surveillance de Société Charlevoix.
[67] Comme on l’a vu précédemment, il en conclut que «la seule activité de SMQ consiste à offrir exclusivement des services de débardage à des navires transatlantiques à destination d’outre-mer. SMQ participe directement à alimenter des lignes de transport maritime internationales». Il en résulte, selon le juge de première instance, que «les relations et conditions de travail de SMQ relèvent également de la compétence exclusive du Parlement du Canada»[28].
[68] Cette approche fait en sorte qu’il y a absence de preuve concernant l’importance que représente le travail effectué par SMQ pour l’entreprise fédérale à laquelle elle prétend être intégrée, élément essentiel pour l’application de la doctrine de la compétence dérivée en matière constitutionnelle. En effet, comment déterminer si l’activité de débardage effectué par SMQ forme une partie intégrante de l’entreprise fédérale et si l’exploitation efficace de cette dernière dépend des services fournis par SMQ, en l’absence d’une preuve spécifique à cet effet.
[69] Notons qu’à l’instar de l’arrêt Transit Du Roy, la preuve révèle que SMQ rend des services à plusieurs entreprises de transport interprovincial et international, sans les identifier - sous réserve d’une seule, Waterborg - ni préciser le pourcentage des activités qu’elle consacre à chacune d’elles et son caractère vital et essentiel pour celles-ci.
[70] De fait, la seule entreprise identifiée de façon spécifique par les Intimés à laquelle SMQ pourrait être intégrée, soit Résolu, est une entreprise de pâtes et papiers qui, à première vue, relève de la compétence provinciale sur les ouvrages et entreprises en vertu du paragraphe 92(10) de la Loi constitutionnelle.
[71] Cette absence de preuve empêche donc tout examen utile pour déterminer le degré d’intégration de SMQ à une entreprise fédérale et son caractère vital et essentiel pour celle-ci, éléments nécessaires pour se prononcer sur la qualification d’une entreprise relevant du Parlement fédéral sur la base de la doctrine de la compétence dérivée, selon les arrêts Tessier, Transit Du Roy et Madysta.
[72] Il s’agit là d’une erreur de droit et compte tenu des principes applicables pour déterminer l’attribution de la compétence sur une entreprise, tels qu’établis par la jurisprudence, le juge de première instance aurait dû conclure que SMQ n’ayant pas démontré qu’elle est une entreprise qui relève de la compétence du Parlement du Canada par le biais de la compétence directe ou dérivée, si tant est que cette question est pertinente, elle doit être considérée comme une entreprise de juridiction provinciale.
[73] Enfin, les Intimés invoquent aussi l’arrêt Procureure générale du Québec c. IMTT-Québec inc.[29] de la Cour d’appel, qui aurait confirmé l’opinion du juge de première instance quant à la compétence du Parlement fédéral sur les activités de débardage.
[74] Notons toutefois que dans cet arrêt qui mettait en cause l’application de la doctrine constitutionnelle de l’exclusivité des compétences, la Cour d’appel a pris en compte que le terrain où se trouvent les installations visées est une propriété publique fédérale au sens du paragraphe 91(A) de la Loi constitutionnelle de 1867 et que les activités d’IMTT-Québec inc. sont étroitement liées à la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. Elle s’exprime ainsi :
[187] Comme en ont décidé les juges majoritaires dans Lafarge, l’aménagement des terres publiques fédérales relève exclusivement de la compétence fédérale : «[…] [l]a plupart des terrains de l’APV sont des «terres publiques» au sens du paragraphe 91(1A) et leur aménagement relève exclusivement de la compétence fédérale». En effet, le paragraphe 91(1A) de la Loi constitutionnelle de 1867 «crée une immunité fondée sur un intérêt propriétal» du gouvernement fédéral.
[188] Même si la propriété fédérale des terrains ne crée pas une enclave soustraite à l’application de toutes les lois provinciales, le droit provincial ne peut nuire à l’exercice d’un élément essentiel des droits de propriété du gouvernement fédéral : (…)
[75] Ici, la question de l’aménagement d’une terre publique fédérale au sens de l’article 91(1A) de la Loi constitutionnelle ne se pose pas.
[76] Cela ne dispose toutefois pas du présent dossier, puisque les questions auxquelles doit répondre le tribunal, sans égard à la qualification de l’entreprise en cause, ont trait davantage à l’interprétation par le juge de première instance de la doctrine de l’exclusivité des compétences et de celle de la prépondérance fédérale, qu’il convient maintenant d’aborder.
[77] D’ailleurs, même si le tribunal devait qualifier SMQ d’entreprise fédérale au motif que sa principale activité, le débardage, est étroitement liée, voire même intégrée au champ de compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, le débat demeure entier. Le tribunal doit déterminer le caractère véritable de la LSP et décider, à l’aide des doctrines de l’exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale, si elle peut s’appliquer à des activités qui relèvent de la compétence du Parlement fédéral.
2. Le juge de première instance a-t-il erré dans son interprétation de la doctrine de l’exclusivité des compétences?
[78] D’entrée de jeu, rappelons que dans la Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta[30], la Cour suprême restreint l’application de cette doctrine en précisant que le «fondement logique du «courant dominant» tient à la volonté que les tribunaux privilégient, dans la mesure du possible, l’application régulière des lois édictées par les deux ordres de gouvernement»[31]. Elle ajoute qu’en l’absence de textes conflictuels, «la Cour devrait empêcher l’application de mesures considérées comme ayant été adoptées en vue de favoriser l’intérêt public»[32].
[79] Dans l’arrêt Transport Desgagné inc. c. Wärtsilä Canada inc.[33], la Cour suprême souligne que la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires n’est pas «étanche» et demeure assujettie à la conception souple du partage des compétences. Elle ajoute que « dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, la Cour a tenté de limiter l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences notamment parce qu’elle était contraire à la notion de fédéralisme souple maintenant au cœur de l’analyse du partage des compétences»[34].
[80] Dans cette veine et comme le reconnaît le juge de première instance en se référant à l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, la doctrine de l’exclusivité des compétences devrait «en général être limitée aux situations déjà traitées» [35].
[81] Bien qu’il n’ait identifié aucun précédent d’application, en vertu duquel une loi provinciale établissant des normes minimales de formation et de probité pour exercer des activités de sécurité aurait été déclarée inapplicable à une entreprise fédérale, le juge de première instance s’en remet à la compétence exclusive du Parlement du Canada en matière de navigation, bâtiments ou navires et à la jurisprudence relative aux opérations de débardage reliées à des lignes maritimes internationales pour appliquer cette doctrine.
[82] Cette position peut se justifier, si l’on considère qu’elle est nécessaire pour permettre au Parlement fédéral de réaliser l’objectif pour lequel la compétence exclusive a été attribuée.
[83] Il convient d’aborder la doctrine de l’exclusivité des compétences sous l’angle de la notion d’«entrave» introduite dans Banque canadienne de l’Ouest[36].
[84] À ce sujet, le juge de première instance affirme :
[120] Cette entrave doit constituer une «atteinte grave ou importante» à la compétence fédérale sans conduire nécessairement à la «stérilisation» ou la «paralysie» de la compétence fédérale en conséquence de l’application de la législation provinciale :
C’est lorsque l’effet préjudiciable d’une loi adoptée par un ordre de gouvernement s’intensifie en passant de «toucher» à «entraver» (sans nécessairement «stériliser» ou «paralyser») que le «contenu essentiel» de la compétence de l’autre ordre de gouvernement (ou l’élément vital ou essentiel d’une entreprise établie par lui) est menacée, et pas avant.
[121] Sur la base de ces principes constitutionnels, le Tribunal est d’avis que la LSP et ses règlements portent une atteinte importante au cœur de ces deux compétences fédérales exclusives en matière de sûreté maritime et de relations de travail d’une entreprise fédérale pour les motifs qui suivent.
[85] Après avoir fait la revue de l’économie générale et des dispositions de la LSP, le juge de première instance en conclut que l’application de celle-ci et de ses règlements aux activités de SMQ «engendrent des incertitudes au niveau de la mise en œuvre du plan de sûreté, faisant échec à son objectif et mettant en péril la conformité de l’installation portuaire conformément à sa certification fédérale. Elle constitue une entrave grave à la sécurité et à la sûreté du transport maritime»[37].
[86] Par la suite, il réfère aux dispositions de la LSP et de sa règlementation qui accordent des pouvoirs au Bureau de la sécurité privée (BSP):
- l’obligation pour toute personne exerçant une «activité de sécurité privée» ainsi que pour son supérieur immédiat d’être titulaire d’un permis délivré par le BSP (art. 16 de la LSP);
- l’obligation pour le titulaire d’un tel permis de verser au BSP des droits annuels d’un montant minimum de 50$ (art. 15 et 23 du Règlement d’application);
- l’imposition de conditions additionnelles pour être éligible à la délivrance de permis d’agent de sécurité privée pour la catégorie de sécurité privée visée, dont celles d’obtenir la formation exigée par règlement, avoir de bonnes mœurs ainsi que toute autre condition déterminée par règlement (art.19 de la LSP);
- une formation obligatoire d’un minimum de 70 heures de cours pour lesquelles une attestation de formation est délivrée par une commission scolaire afin d’être admissible à un permis de gardiennage (art. 1 du Règlement sur la formation);
- nécessité de démontrer à la satisfaction du BSP que la personne possède les connaissances pratiques et les compétences professionnelles pour exercer l’activité réglementée (art. 19 de la LSP); et
- pouvoir du BSP de suspendre, révoquer ou refuser de renouveler un permis d’agent une fois celui-ci délivré (art. 30 de la LSP).[38]
[87] Il retient que le BSP a un large pouvoir discrétionnaire sur l’accréditation et la formation des agents de sécurité et affirme:
[133] Par conséquent, les mesures normatives prescrites par la LSP et ses règlements constituent une entrave grave au contenu minimum et essentiel à la compétence exclusive du Parlement fédéral en matière maritime. Ces mesures empêchent l’entreprise fédérale de débardage, SMQ, de procéder librement à l’embauche, au licenciement et à la formation de ses employés de sûreté et de sécurité, parties indispensables à la gestion et l’exploitation de son entreprise.
[88] Or, le tribunal ne voit pas en quoi l’exigence d’un permis provincial d’agent de sécurité empêcherait une entreprise fédérale de procéder librement à l’embauche, au licenciement et à la formation de ses employés, dans la mesure où les conditions d’obtention de ce permis et le respect de celles-ci n’interfèrent pas avec les règles en matière de sûreté maritime. À titre d’exemple, exiger d’un requérant de ne pas avoir été reconnu coupable d’une infraction au Code criminel ne fait que s’assurer de sa probité sans pour autant interférer dans la gestion de l’entreprise.
[89] À ce propos, les Appelants font valoir à juste titre que le régime de permis prévu à la LSP vise simplement à encadrer les activités de sécurité privée en établissant des exigences destinées à assurer la compétence et la probité des titulaires de permis d’agent de sécurité ainsi que la solvabilité des entreprises œuvrant dans ce secteur, tel qu’il appert des articles 18, 19 et 23 de la LSP.
[90] Ils ajoutent que le régime provincial vise à garantir qu’une personne exerçant des activités de sécurité privée ait la formation requise et possède les qualifications nécessaires pour assurer la protection du public. Ils comparent ce régime à ce qui existe en matière de droit professionnel, qu’ils distinguent d’un régime applicable en matière de relations de travail. Selon les Appelants, un tel régime qui s’intéresse davantage à réglementer les bonnes mœurs et la compétence du titulaire de permis dans un objectif de protection du public, n’interfère aucunement avec la manière dont un agent de sécurité exerce ses activités ou mène ses opérations en matière de sûreté dans le domaine maritime.
[91] Le tribunal n’est pas convaincu qu’un régime visant à s’assurer que les titulaires d’un permis d’agent de sécurité se qualifient pour l’obtention d’un tel permis et fassent preuve de probité pour le garder, puisse constituer une entrave au contenu essentiel et vital de la compétence fédérale en matière de navigation, bâtiments ou navires, plus particulièrement quant à l’application des règles de sûreté dans le domaine maritime.
[92] Le critère de l’entrave présuppose une preuve plus substantielle des effets préjudiciables de l’application d’une disposition législative provinciale sur les aspects vitaux et essentiels d’activités relevant d’un champ de compétence fédérale.
[93] L’imposition de mesures normatives par le BSP en matière de formation et d’embauche des employés de SMQ exerçant des activités en matière de sûreté maritime, ainsi qu’à leurs supérieurs, et le rôle du BSP concernant la délivrance, la révocation, la suspension ou le renouvellement de permis d’agent de sécurité, bien qu’ils puissent constituer une forme de contrainte, ne représentent pas une entrave au champ de compétence fédérale dans la mesure où cette contrainte n’interfère pas avec l’application des règles en matière de sûreté et de sécurité maritime.
[94] Nous ne pouvons analyser le critère de l’entrave sous l’angle des relations de travail. Le caractère véritable de la LSP ne vise pas à réglementer ce domaine, mais plutôt à régir les bonnes mœurs et la qualification des agents de sécurité. Il en est de même sous l’angle de la sûreté maritime puisque la LSP ne régit pas la sûreté maritime.
[95] Certes, si une personne a des antécédents judiciaires en lien avec l’activité d’agent de sécurité ou qu’elle occupe un emploi incompatible avec celle-ci, pour laquelle un permis lui a été délivré, ou qu’elle contrevient aux normes de comportement établies par règlement, cela a une incidence sur l’emploi qu’elle occupe, non pas en termes de relations de travail mais de l’application de règles visant à protéger le public. Encore là, il n’est pas non plus question de sûreté maritime.
[96] Rappelons que la LMMC ainsi que la LSTM visent d’abord à protéger la santé et le bien-être de ceux qui participent au transport et au commerce maritime, à favoriser la sûreté du transport maritime et la navigation de plaisance, à favoriser l’efficacité du réseau de transport maritime, à prévenir les atteintes illicites au transport maritime, à autoriser un contrôle pour la sécurité des personnes, des biens, des bâtiments et des installations maritimes et à régir l’établissement de zones réglementées. Ces secteurs d’activité se distinguent de ceux couverts par la LSP qui ont trait aux qualifications des détenteurs de permis d’agent de sécurité et à la protection du public.
[97] Les Appelants citent des exemples d’application de lois provinciales à des domaines de compétence fédérale qui ont des incidences sur les activités de ces entreprises y oeuvrant, sans que cela ne constitue une entrave à leur exercice.
[98] Dans l’arrêt Procureure générale du Québec c. Leclerc[39], la Cour d’appel devait déterminer si l’obligation de détenir un permis de construction pour un bâtiment accessoire destiné à abriter des avions, notamment pendant l’hiver, pouvait constituer une atteinte grave au cœur de la compétence fédérale en matière d’aéronautique. Bien que cette Cour ait déclaré inapplicable le règlement sur le zonage en cause qui interdisait la pratique du parachutisme, activité au cœur de la compétence fédérale en matière d’aéronautique, elle s’exprime ainsi sous la plume de la juge Gagné, sur l’obligation de détenir un permis de construction pour le bâtiment abritant les avions:
[79] Dans le cas présent, je ne peux me convaincre que l’obligation d’obtenir un permis de construction pour un bâtiment accessoire, ce qui implique de fournir des plans et des documents à la Ville et de respecter le règlement sur la construction, constitue, en soi, une atteinte grave ou importante au cœur de la compétence fédérale en matière d’aéronautique. Je ne vois pas non plus comment le Règlement sur les permis pourrait forcer le fédéral à légiférer pour l’écarter.
[80] Le PGC plaide que le fait d’assujettir madame Leclerc au Règlement sur les permis se traduira par une entrave puisque ce « type de régime exige généralement de l’administré (…) la conformité à une panoplie de règles et de normes ». Avec égards, cet argument repose sur la notion désuète des « compartiments étanches » et va à l’encontre du principe du fédéralisme coopératif, lequel favorise l’application, dans la mesure du possible, des lois adoptées par les deux ordres de gouvernement. Comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt PHS Community Services Society:
[63] […] Dans un esprit de fédéralisme coopératif, les tribunaux «devrai[ent] éviter d’empêcher l’application de mesures considérées comme ayant été adoptées en vue de favoriser l’intérêt public» : Banque canadienne de l’Ouest, par. 37. Dans la mesure du possible, ils devraient permettre aux deux ordres de gouvernement de légiférer de concert dans les matières qui relèvent de leur compétence : Banque canadienne de l’Ouest, par. 37.
[81] Ici, une fois le Règlement sur le zonage déclaré inapplicable, rien ne démontre que le Règlement sur les permis aura pour effet d’empêcher la construction d’un bâtiment dans la zone où se trouve l’aérodrome. Au contraire, la preuve révèle qu’en 2008, année de construction du premier dôme, la Ville a délivré le permis requis par la réglementation en vigueur. Il faut aussi présumer la bonne foi de la Ville.
[99] Dans Québec (Procureur général) c. Midland Transport ltée[40], la Cour d’appel a décidé qu’une disposition du Code de la sécurité routière[41] prescrivant la hauteur des feux de gabarit des camions était applicable à une entreprise de transport interprovincial, malgré que le choix des camions puisse être affecté par l’application d’une telle règle, sans que celle-ci n’affecte toutefois un élément «vital et essentiel» de l’entreprise. Pourtant, la disposition législative en cause empêchait l’acquisition d’un type de remorque par ailleurs conforme à la réglementation fédérale.
[100] La Cour d’appel de l’Ontario a statué que l’exigence d’un permis pour transporter des déchets toxiques sur le territoire de la province en vertu de la Loi sur la protection de l’environnement[42] ontarienne, s’appliquait à une entreprise fédérale de transport interprovincial car cette loi visait à assurer la sécurité, la santé et le bien-être des résidents, ainsi que la protection de l’environnement, sans affecter les fonctions essentielles de l’entreprise[43].
[101] En l’espèce, bien que la délivrance d’un permis d’agent de sécurité soit assujettie au respect de conditions portant sur la formation, la compétence professionnelle et la probité de son titulaire, tout comme dans l’arrêt Procureure générale du Québec c. Leclerc[44], le tribunal ne croit pas que la nécessité de se conformer à une «panoplie de règles et de normes», pour reprendre les termes utilisés dans cet arrêt, constitue une entrave au contenu vital et essentiel de la compétence fédérale en matière de navigation, bâtiments ou navires.
[102] Les règles visant à favoriser la sûreté du transport maritime et son efficacité, à harmoniser les pratiques maritimes et à faire en sorte que le Canada honore ses obligations internationales en matière de navigation et de transport maritime conformément à la LMMC, ainsi qu’à prévenir les atteintes illicites au transport maritime, à exiger un contrôle pour la sécurité des personnes et des installations maritimes et à régir la tenue et la conservation de dossiers et autres documents relatifs à la sûreté des opérations maritimes conformément à la LSTM, se distinguent du secteur réglementé par la LSP.
[103] Quant aux exemples auxquels réfèrent les Intimés, ils visent des situations où la règlementation provinciale ou municipale empêche l’exercice de l’activité relevant du Parlement fédéral ou l’atteint dans sa spécificité, telles l’interdiction de construire un aérodrome dans une zone agricole[45], d’utiliser des débarcadères pour accéder à un lac et pratiquer la navigation[46] ou encore la limitation de l’offre d’un service de transport sur le territoire administré par une entreprise fédérale autrement que par l’intermédiaire d’un détenteur de permis de transport émis en vertu de la Loi sur les transports du Québec[47], ce qui n’est pas le cas ici.
[104] Il en est de même dans l’affaire Procureur général du Québec c. IMTT-Québec inc.[48], dans laquelle la Cour d’appel constate que le régime de nature préventive assujettissant un projet de développement à une autorisation provinciale discrétionnaire ne pouvant être octroyée qu’à la suite d’une évaluation environnementale, permettait de réglementer à la pièce chaque projet soumis à son autorisation. Elle en conclut qu’un tel régime d’autorisation préalable permettant à un ordre de gouvernement de s’ingérer dans la compétence exclusive de l’autre ordre de gouvernement, est inopérant à l’égard des activités d’IMTT Québec inc.
[105] Par ailleurs, dans cette même affaire, cette Cour estime que le régime provincial qui vise à contrôler le rejet de contaminants dans l’environnement ne touche qu’accessoirement aux compétences fédérales. Elle s’exprime ainsi :
[235] Comme le soulignait le juge Gonthier dans Commission des champs de bataille nationaux, le fait que la doctrine de l’exclusivité des compétences entraîne l’inapplicabilité d’un système de permis provinciaux pour une activité de transport relevant de la compétence fédérale et se déroulant sur des terres publiques fédérales ne signifie pas que cette activité soit exemptée de la législation provinciale portant sur la sécurité du transport. Le même raisonnement s’impose à l’égard de la législation provinciale réglementant ou interdisant le rejet des contaminants dans l’environnement.
[106] Certes, l’agent de sécurité doit détenir un permis et se conformer aux exigences de la LSP et de sa règlementation pour agir à ce titre, mais celles-ci portent sur la probité de la personne qui requiert un permis et non pas sur l’application des règles de sécurité en matière maritime.
[107] C’est pourquoi, obliger SMQ à se conformer aux exigences imposées aux agents de sécurité qu’elle emploie, ne constitue pas une entrave aux éléments vitaux et essentiels de la compétence fédérale en matière de navigation, bâtiments ou navires.
3. Le juge de première instance a-t-il erré dans son interprétation de la doctrine de la prépondérance fédérale?
[108] Rappelons que la doctrine de la prépondérance fédérale vise une situation dans laquelle une loi fédérale et une loi provinciale entrent en conflit, bien qu’elles soient toutes deux valides et applicables. En pareil cas, la loi provinciale pourra être déclarée inopérante dans la mesure où elle est incompatible avec la loi fédérale[49].
[109] Une incompatibilité existe lorsque l’on est en présence d’un « conflit véritable » d’application entre la loi fédérale et la loi provinciale faisant en sorte qu’il est impossible de se conformer aux deux lois. L’ajout de conditions supplémentaires dans une loi provinciale à celles prévues par une loi fédérale n’engendre pas de conflit donnant ouverture à la doctrine de la prépondérance fédérale, tout comme un dédoublement de normes semblables au niveau provincial et fédéral[50].
[110] L’objectif étant que chaque pallier de gouvernement puisse agir dans les sphères de sa compétence, il incombe à celui qui invoque cette doctrine de démontrer le conflit entre les deux lois en établissant l’impossibilité de se conformer à celles-ci ou que l’application de la loi provinciale nuise à la réalisation de l’objet de la loi fédérale.
[111] Sur cette question, le juge de première instance conclut à un conflit de lois:
[138] En l’espèce, il y a incompatibilité d’objet considérant que la LSP entrave la réalisation de l’intention législative fédérale d’occuper tout le champ de la sécurité du transport maritime et des relations de travail d’une entreprise fédérale.
[139] Par l’exercice de sa compétence exclusive en matière maritime, le Parlement fédéral a minutieusement créé un ensemble de règles applicables aux entreprises fédérales exerçant des activités relatives à la navigation et au transport extra provincial. En effet, le Code ISPS, la LMMC, la LSTM, le Code canadien du travail et leurs règlements respectifs forment un corpus législatif complet régissant et établissant des mesures normatives en matière de sûreté et de sécurité du transport maritime ainsi qu’en matière de relations de travail des personnes à l’emploi d’entreprises fédérales.
[140] Le Tribunal estime que SMQ, étant une entreprise fédérale exerçant exclusivement des activités de débardage, d’acconnage (sic) et d’arrimage dans l’une installation portuaire accueillant des cargos maritimes internationaux, doit être soumise à l’application de cet ensemble réglementaire.(…)
[145] Dans ces circonstances, le cadre fédéral constitue une mise en application des engagements internationaux du gouvernement du Canada en matière de sûreté maritime et il assure l’harmonisation de son régime réglementaire avec celui de ces principaux partenaires commerciaux.
[146] En l’espèce, la sûreté maritime que SMQ se charge d’assurer fait partie intégrante de ses activités de débardage sur le terminal portuaire de Pointe-au-Pic. Ayant pour objet la gestion et le contrôle des services de sécurité privée, l’application de la LSP à une entreprise de débardage œuvrant sur un tel terminal portuaire constitue une entrave grave à l’intention législative fédérale.
[112] Cette conclusion relève de l’intention qu’aurait le législateur fédéral d’occuper tout le champ de la sûreté du transport maritime et des relations de travail, vu l’ensemble de règles applicables aux entreprises fédérales qui exercent des activités relatives à la navigation. Le juge en conclut que la LSP entre directement en conflit avec la législation applicable en matière de sureté maritime et de manière suffisamment grave pour qu’elle soit déclarée inopérante. Le tribunal ne partage pas ce point de vue.
[113] D’une part, il n’est pas contesté que plusieurs règles de droit maritime résultent de conventions internationales et que les droits et obligations juridiques de ceux qui se livrent à la navigation et aux expéditions par eau ne doivent pas changer de façon arbitraire suivant l’endroit où ils se trouvent, comme l’indique le juge de première instance en se référant à l’arrêt Succession Ordon c. Grail[51]. Une uniformité s’impose à la grandeur du pays et dans cette veine, il ne serait pas approprié que les législatures provinciales puissent adopter leurs propres règles.
[114] D’autre part, cela ne signifie pas que ces législatures ne peuvent adopter de règles qui relèvent de leur compétence, en autant que celles-ci n’entrent pas en conflit avec la législation fédérale. D’ailleurs, la Cour suprême rappelle dans les arrêts Banque canadienne de l’Ouest[52] et Transport Desgagnés[53] que l’existence d’une législation fédérale dans une matière n’entraîne pas la présomption que le législateur fédéral a voulu exclure l’application des lois provinciales.
[115] Il faut être en présence d’un véritable conflit pour que la doctrine de la prépondérance fédérale s’applique, comme dans Colombie-Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada inc.[54], où la Cour suprême a conclu qu’il existait un conflit d’application entre un règlement de zonage et d’aménagement municipal valide et la Loi maritime du Canada en vertu de laquelle était autorisé un plan d’utilisation des sols, cette dernière loi devant prévaloir au regard d’un projet relié au transport maritime.
[116] Comme l’ont souligné les juges de la majorité, la règlementation fédérale étant applicable à ce projet de construction d’une installation de déchargement de navires et de centrale de béton sur un terrain situé sur un front de mer, tout comme le règlement de zonage et d’aménagement municipal, un juge saisi d’une demande d’injonction empêchant la mise en œuvre du projet n’aurait pu appliquer à la fois la loi fédérale et le règlement municipal, d’où le conflit d’application.
[117] Dans le présent cas, le tribunal est d’avis que l’existence d’un corpus règlementaire fédéral en matière de sécurité et de transport maritime n’est pas affectée par l’adoption de règles provinciales qui régissent les bonnes mœurs et la qualification des agents de sécurité, tout en leur donnant une formation adéquate qui assure leur compétence professionnelle et la protection du public.
[118] Ces règles qui relèvent davantage d’un régime qui garantit la probité des agents de sécurité, sont plus de la nature de celles que l’on retrouve en matière de droit professionnel plutôt qu’en matière de relations de travail ou de sûreté et de transport maritime, de telle sorte qu’elles n’entrent pas non plus en conflit avec la législation fédérale en matière de navigation.
[119] Enfin, aucune disposition fédérale spécifique qui serait en conflit avec une disposition de la LSP n’a été identifiée, tout comme l’impossibilité de se conformer à de telles dispositions n’a été démontrée.
Conclusion
[120] Le tribunal est d’avis, avec égards, que le juge de première instance a erré dans son interprétation tant de la doctrine de l’exclusivité des compétences que de celle de la prépondérance fédérale, ces erreurs étant déterminantes puisqu’elles soustraient les Intimés de l’application de la LSP.
[121] Il convient donc d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de première instance, de déclarer les Intimés coupables des infractions qui leur sont reprochées et de les condamner aux amendes minimales prévues à la LSP.
[122] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[123] ACCUEILLE l’appel;
[124] INFIRME le jugement de première instance;
[125] DÉCLARE les Intimés coupables des infractions qui leur sont reprochées;
[126] CONDAMNE l’Intimée Services maritimes Québec inc. à payer une amende de 500,00$;
[127] CONDAMNE l’Intimé Michel Fillion à payer une amende de 150,00$;
[128] Sans frais de justice.
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__________________________________ CLAUDE BOUCHARD, J.C.S. |
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Me Jean-François Dallaire Complexe Jules-Dallaire, Tour 1 2828, boul. Laurier, bureau 500 Québec G1V 0B9 |
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Procureur de l’Appelant le Directeur des poursuites criminelles et pénales
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Me François-Olivier Barbeau
Lavoie, Rousseau (Justice-Québec)
Casier 134
Procureur de l’Appelante la Procureure générale du Québec
Me Sean Griffin
Me Laurence Angers-Routhier
Me Pierre Y. Lefebvre
Langlois Avocats
1250, boul. René-Lévesque ouest, 20e étage
Montréal H3B 4W8
Procureurs des Intimés Services maritimes Québec inc. et Michel Fillion
Date de l’audience : 19 octobre 2020
[1] RLRQ, c. S-3.5.
[2] L.R.C. (1985), c. C-44.
[3] RLRQ, c. C-25.1.
[4] [1926] A.C. 299, p.312.
[5] [1955] R.C.S. 529, p. 562-570 (ci-après : l’Affaire des débardeurs).
[6] L.R.C. 1985, c. L-2.
[7] Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749.
[8] L.C. 2001, c. 26.
[9] L.C. 1994, c. 40.
[10] [2012] 2 R.C.S. 3 (ci-après : Tessier).
[11] [1990] 3 R.C.S. 1112, p. 1124-1125.
[12] Jugement de première instance, par. 58.
[13] Id., par. 59.
[14] Tessier, précité, note 10.
[15] 2014 QCCA 278 (ci-après : Transit Du Roy).
[16] [1980] 1 R.C.S. 115.
[17] Précité, note 11.
[18] 2014 QCCA 277.
[19] 2020 QCCA 183.
[20] Madysta, précité, note 19, par.74.
[21] L’Affaire des débardeurs, p. 568.
[22] Madysta, précité, note 19, par. 71.
[23] Id., par. 71 et 86.
[24] Id., par. 74.
[25] Id.
[26] Précité, note 11.
[27] Madysta, précité, note 19, par. 82.
[28] Jugement de première instance, par. 89-90.
[29] 2019 QCCA 1598.
[30] 2007 CSC 22.
[31] Id., par. 37.
[32] Id.
[33] 2019 CSC 58.
[34] Id., par. 91.
[35] Jugement de première instance, par. 113.
[36] Précité, note 30.
[37] Jugement de première instance, par. 126.
[38] Jugement de première instance, par. 127-131.
[39] 2018 QCCA 1567.
[40] 2007 QCCA 467.
[41] RLRQ, c. C-24.2.
[42] L.R.O. 1990, c. E.19.
[43] Regina c. TNT Canada inc., [1986] 37 D.L.R. (4th) 297
[44] Précité, note 39.
[45] Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, [2010] 2 R.C.S. 536.
[46] Chalets St-Adolphe inc. c. St-Adolphe d’Howard (Municipalité de), 2011 QCCA 1491.
[47] Commission de transport de la communauté urbaine de Québec c. Canada (Commission des champs de bataille nationaux), [1990] 2 R.C.S. 838.
[48] Précité, note 29.
[49] Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, par. 56.
[50] Banque canadienne de l'Ouest c. Alberta, précité, note 30, par. 72.
[51] [1998] 3 R.C.S. 437.
[52] Précité, note 30, par. 74.
[53] Précité, note 33, par. 105.
[54] [2007] 2 R.C.S. 86.
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