Ville de Châteauguay c. Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ | 2023 QCTAT 920 |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL | |||
(Division des services essentiels) | |||
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Montérégie | |||
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Dossier : | 1308648-71-2302 | ||
Dossier accréditation : | AM-1000-9521 | ||
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Montréal, | le 10 février 2023 | ||
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Anick Chainey | |||
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Ville de Châteauguay |
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c. |
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Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ | |||
Association accréditée |
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ORDONNANCE
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L’APERÇU
[1] Le 4 février 2023, le Tribunal reçoit une demande d’intervention urgente[1] de la part de Ville de Châteauguay, l’Employeur ou la Ville, à l’encontre du Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ, le Syndicat, et ce, afin de faire cesser des moyens de pression qu’il qualifie d'illégaux et qui sont exercés par certains de ses salariés cols bleus.
[2] À cet égard, l’Employeur allègue notamment que depuis le 31 janvier dernier, il a été dans l’obligation d’annuler des opérations de déneigement, et ce, en raison du refus concerté et collectif des opérateurs de souffleurs d’effectuer un retour au travail pour prendre part aux opérations de nuit planifiées.
[3] Ainsi, depuis le déclenchement de ces moyens de pression, les membres du Syndicat refuseraient, de façon concertée, d’effectuer toutes heures supplémentaires de travail pour quelque tâche que ce soit, notamment les opérations de déneigement ainsi que le ramassage de la neige sur les rues et les trottoirs.
[4] De surcroît, à compter du 3 février, en après-midi, les cols bleus auraient également refusé collectivement d’effectuer des heures supplémentaires nécessaires pour procéder à l’épandage du sel sur les rues et trottoirs de la municipalité. Enfin, ces derniers se seraient livrés à des actes de sabotage et des bris d’équipements ainsi que des gestes d’intimidation à l’endroit d’un contremaître.
[5] Selon l’Employeur, le conflit tire son origine de sa décision de se prévaloir de la disposition de la convention collective lui permettant d’avoir recours à des entreprises privées de camionnage dans l’optique d’aider aux opérations de déneigement à la suite des importantes chutes de neige des jours précédents.
[6] En ce sens, il prétend que ces actions concertées portent préjudice ou sont vraisemblablement susceptibles de porter préjudice à un service auquel le public a droit. Qui plus est, il est même d’avis que la situation actuelle pourrait mettre en péril la santé ou la sécurité des citoyens lors de leurs déplacements sur le territoire de la Ville.
[7] Le Syndicat nie l’existence de telles actions de la part de ses membres cols bleusde refuser d’effectuer les heures supplémentaires requises. Il ajoute que ce sont les décisions de la Ville d’annuler les opérations de déneigement de nuit qui causent préjudice ou peuvent vraisemblablement causer préjudice au service auquel la population a droit. Une équipe complète s’est déclarée disponible pour le faire à chaque occasion, ce qui constitue d’ailleurs la pratique normale et usuelle en pareille situation.
[8] Le 4 février, une ordonnance provisoire est rendue par le Tribunal étant donné l’urgence de la situation engendrée par l’importante accumulation de neige des derniers jours, les conditions climatiques en cours et les prévisions météorologiques des heures à venir. Cette ordonnance prend acte d’un engagement du Syndicat qui se lit comme suit :
[12] CONSIDÉRANT qu’à l’audience, le Syndicat s’est engagé « à prendre toutes les
mesures nécessaires pour que ses membres effectuent des heures supplémentaires requises par la Ville et fournissent leur prestation normale de travail de la manière usuelle, le tout concernant l’épandage du sel et abrasif, le tassement de la neige et les appels d’urgence (ex. bris de tuyau ou chute de panneau) », et ce, jusqu’à ce que la demande d’intervention de la Ville soit entendue sur le fond.
[…]
PREND ACTE de l’engagement du Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ, reproduit au paragraphe 12 de la présente décision, conformément à l’article 111.19 du Code du travail;
[9] Le Tribunal doit donc déterminer en l’espèce s’il est en présence d’un conflit au sens du Code, s’il y a action concertée et s’il existe un préjudice ou s’il est vraisemblablement susceptible d’y avoir préjudice à un service auquel la population a droit.
[10] Pour les raisons qui suivent, le Tribunal est d’avis que la preuve permet de conclure que le refus d’exécuter des heures supplémentaires résulte d’un conflit, constitue des actions concertées et cause un préjudice ou est susceptible de causer préjudice au service auquel la population a droit. La demande d’intervention est donc accueillie.
[11] Par ailleurs, comme le lui permet le Code[2], le Tribunal émet également une ordonnance à l’endroit de l’Employeur afin que celui-ci cesse d’annuler les opérations de nuit lorsqu’une équipe complète accepte d’effectuer les heures supplémentaires afin que puisse se concrétiser l’opération de déneigement et offrir à la population les services usuels auxquels elle a droit.
LE CONTEXTE
[12] L’Employeur est une municipalité située sur la rive sud de l’ile de Montréal desservie par un centre hospitalier, un CLSC, dix écoles primaires, quatre écoles secondaires, trois centres de formation, quelques centres provinciaux et fédéraux et trois centres communautaires.
[13] Les services sont assurés par plus de 450 personnes, dont notamment 85 cols bleus permanents ainsi qu’environ 50 cols bleus temporaires.
[14] Le territoire de la Ville comporte un réseau de 262 kilomètres de rues, 66 kilomètres de trottoirs, 38 kilomètres de pistes cyclables et 8 kilomètres de route provinciale, dont la route 132 qui est appelée le boulevard Saint-Jean-Baptiste dans la portion qui traverse la municipalité. On dénombre également 15 stationnements attenants aux édifices municipaux.
[15] L’entretien des rues et des trottoirs ainsi que l’enlèvement de la neige sont effectués entièrement par les salariés cols bleus à l’emploi de la Ville. Quant à la route 132, elle est sous la responsabilité du ministère des Transports, à l’exception des trottoirs qui sont entretenus par les cols bleus.
[16] Le Syndicat est accrédité pour représenter :
« Tous les employés manuels, y compris les chaineurs et les arpenteurs, à l'exception des employés de bureau et de ceux exclus par la loi. »
[17] La Ville et le Syndicat sont liés par une convention collective qui vient à échéance le 31 décembre 2023. Aussi, le Syndicat et ses membres n’ont pas acquis à ce jour le droit de faire la grève ni celui d’exercer des moyens de pression ou des actions concertées équivalant à des moyens de pression.
[18] À noter toutefois que pour les fins de l’affaire qui nous occupe, une disposition de la convention collective reconnaît à l’Employeur le droit d’ajouter des camions appartenant à des entreprises privées pour effectuer le ramassage et le transport de la neige[3]. Également, il y est prévu que le « temps supplémentaire »[4] est obligatoire[5].
L’ANALYSE
[19] Il importe d’entrée de jeu de souligner que la compétence du Tribunal en matière de redressement varie selon la situation à laquelle il est confronté.
[20] En effet, s’il intervient dans le cadre de l’exercice légal du droit de grève, il doit s’assurer que des services essentiels suffisants soient fournis à la population pour éviter que la santé ou la sécurité publique ne soient mises en danger durant la grève.
[21] Par contre, il en va tout autrement lorsqu’il s’agit d’un conflit entre les parties en dehors de l’exercice légal du droit de grève, comme c’est le cas ici. Le Tribunal doit alors s’assurer que le public reçoit le service auquel il a droit ou qu’il ne soit pas vraisemblablement susceptible d’en être privé.
[22] En ce sens, une récente décision[6] du Tribunal nous rappelle le cadre légal d’intervention lorsqu’il est saisi d’une demande fondée sur les articles 111.16 et 111.17 du Code en ces termes :
[12] Les pouvoirs de redressement du Tribunal sont ainsi énoncés :
111.16. Dans les services publics et les secteurs public et parapublic, le Tribunal peut, de sa propre initiative ou à la demande d’une personne intéressée, faire enquête sur un lock‑out, une grève ou un ralentissement d’activités qui contrevient à une disposition de la loi ou au cours duquel les services essentiels prévus à une liste ou une entente ne s’avèrent pas suffisants ou ne sont pas rendus.
Le Tribunal peut également tenter d’amener les parties à s’entendre ou charger une personne qu’il désigne de tenter de les amener à s’entendre et de faire rapport sur l’état de la situation.
111.17. S’il estime que le conflit porte préjudice ou est vraisemblablement susceptible de porter préjudice à un service auquel le public a droit ou que les services essentiels prévus à une liste ou à une entente ne s’avèrent pas suffisants ou ne sont pas rendus lors d’une grève, le Tribunal peut, après avoir fourni aux parties l’occasion de présenter leurs observations, rendre une ordonnance pour assurer au public un service auquel il a droit, ou exiger le respect de la loi, de la convention collective, d’une entente ou d’une liste sur les services essentiels.
Le Tribunal peut:
1° enjoindre à toute personne impliquée dans le conflit ou à toute catégorie de ces personnes qu’elle détermine de faire ce qui est nécessaire pour se conformer au premier alinéa du présent article ou de s’abstenir de faire ce qui y contrevient;
2° exiger de toute personne impliquée dans le conflit de réparer un acte ou une omission fait en contravention de la loi, d’une entente ou d’une liste;
3° ordonner à une personne ou à un groupe de personnes impliquées dans un conflit, compte tenu du comportement des parties, l’application du mode de réparation qu’elle juge le plus approprié, y compris la constitution et les modalités d’administration et d’utilisation d’un fonds au bénéfice des utilisateurs du service auquel il a été porté préjudice; un tel fonds comprend, le cas échéant, les intérêts accumulés depuis sa constitution;
4° ordonner à toute personne impliquée dans le conflit de faire ou de s’abstenir de faire toute chose qu’il lui paraît raisonnable d’ordonner compte tenu des circonstances dans le but d’assurer le maintien de services au public;
5° ordonner le cas échéant que soit accélérée ou modifiée la procédure de grief et d’arbitrage à la convention collective;
6° ordonner à une partie de faire connaître publiquement son intention de se conformer à l’ordonnance du Tribunal.
111.18 Le Tribunal peut, de la même manière, exercer les pouvoirs que lui confèrent les articles 111.16 et 111.17 si, à l’occasion d’un conflit, il estime qu’une action concertée autre qu’une grève ou un ralentissement d’activités porte préjudice ou est susceptible de porter préjudice à un service auquel le public a droit.
[Nos soulignements]
[13] Lorsqu’il siège dans la division des services essentiels, le Tribunal joue un rôle différent de celui qu’il exerce dans la division des relations du travail. Il doit alors veiller à la protection du public en cas de conflit dans les services publics ou les secteurs publics, parapublics.
[14] Ainsi, en matière de redressement, dans le contexte d’une grève légale, il doit s’assurer que les services essentiels sont effectivement rendus ou, le cas échéant, sont suffisants. En dehors du cadre d’exercice du droit de grève prévu au Code, lorsque des salariés exercent une action concertée qui porte préjudice ou est vraisemblablement susceptible de porter atteinte à un service auquel le public a droit, le Tribunal doit en ordonner le rétablissement complet.
[15] Le Tribunal est investi pour cela de larges pouvoirs qui lui permettent d’intervenir de sa propre initiative, de convoquer les parties à une séance de conciliation à laquelle elles sont tenues d’assister ou de mener sa propre enquête. De plus, les dispositions générales du Code ne seront applicables que si elles sont conciliables avec celles de ce chapitre. Enfin, l’article 111.22 du Code écarte certaines dispositions de la LITAT, notamment l’article 35, relatif à l’obligation de tenir une audience.
[16] On comprend des différentes allégations de sa demande que la STL soutient que des moyens de pression sont exercés par les membres du syndicat en dehors du cadre d’une grève légale et portent atteinte au service auquel la population a droit.
[17] Lorsqu’il intervient dans un tel contexte, le Tribunal doit vérifier l’existence de trois éléments :
[Nos soulignements, notes omises]
[23] En somme, ces dispositions investissent le Tribunal de « larges pouvoirs de rendre des ordonnances qui assurent le maintien de l’accès du public [aux] services [fondamentaux] »[7]. Elles doivent recevoir une interprétation large et libérale puisqu’elles ont été adoptées, non pas dans le but de restreindre certains droits des associations accréditées, mais bien de protéger le public des conséquences d’un conflit[8].
[24] La notion de conflit n’étant pas prévue au Code, il est établi par la jurisprudence qu’on doit lui attribuer son sens usuel et large. Elle comprend donc notamment un différend, un litige, une mésentente, un désaccord ou une contestation entre des intérêts divergents[9].
[25] En l’instance, il ne fait aucun doute qu’il existe une mésentente entre les parties. Celle-ci prend principalement sa source dans la décision de l’Employeur du 31 janvier dernier de se prévaloir de la clause de la convention collective lui permettant de recourir à des camionneurs d’entreprises privées pour effectuer le transport de la neige, une première à la Ville aux dires même de monsieur Yves St-Hilaire, chef aux opérations à la direction des travaux publics et de l’hygiène du milieu.
[26] De surcroît, les décisions de la Ville d’annuler certaines opérations de nuit depuis la mi-janvier causent du mécontentement chez les cols bleus qui remettent ces façons de faire en question. D’ailleurs, des rencontres entre les parties ont eu lieu les 17, 18 et 25 janvier au terme desquelles une entente de principe est intervenue visant à reconnaître et consigner dans un écrit les pratiques passées, ce qui a été reçu favorablement par les membres du Syndicat.
[27] Pour en revenir à la décision de faire appel à des camionneurs artisans, il faut comprendre qu’il est admis que depuis toujours, les cols bleus de la Ville s’occupent exclusivement du déneigement sur son territoire et qu’il s’agit de l’une des rares municipalités au Québec où il en est ainsi. Il en résulte pour ces derniers une certaine fierté qu’ils associent notamment à la qualité de la prestation de travail offerte.
[28] Or, le Syndicat relate que cette annonce a provoqué l’émoi ainsi que de la crainte auprès de ses membres. Monsieur Stéphane Bourré, son vice-président, souligne avoir mentionné à monsieur St-Hilaire être inquiet que cela « tue la motivation » qu’ils avaient réussi à raviver à la suite de l’entente de principe susmentionnée, laquelle avait eu un effet bénéfique sur le moral des troupes.
[29] Stéphane Duguay jr., président du Syndicat, ajoute qu’il ne pouvait se réjouir de la situation et que c’est dans cette optique qu’il a proposé des alternatives à l’Employeur pour trouver des solutions autres que celle de faire affaire avec une entreprise privée, sachant qu’elle ne serait pas bien reçue par ses membres.
[30] Tout ceci suffit pour conclure à l’existence d’un conflit.
[31] Tout comme le conflit, la concertation n’est pas définie dans le Code. Il est reconnu qu’elle n’implique pas la préméditation, mais signifie « de concert », « d’accord » ou « ensemble ».
[32] Ainsi, pour qu’une action soit considérée comme concertée, il suffit que le geste ait été posé collectivement et que tous les intéressés aient su qu’il s’agissait d’une action collective. Aussi, dès lors qu’un certain nombre de salariés cessent ou refusent simultanément de travailler, il y a une présomption voulant qu’ils agissent de manière concertée[10].
[33] Pour repousser cette présomption, les salariés ou le syndicat qui les représente doivent démontrer que ces gestes surviennent en même temps par hasard ou qu’ils découlent de motivations individuelles et distinctes les unes des autres.
[34] Soulignons que l’absence de mot d’ordre syndical ou même une action faite malgré la volonté syndicale n’ont pas d’impact dans la reconnaissance d’une action concertée[11].
[35] Un mot tout d’abord sur les prétentions de l’Employeur voulant que les cols bleus se soient livrés à des actes de vandalisme, des bris d’équipements, du sabotage ainsi qu’à des manœuvres d’intimidation à l’endroit d’un contremaître.
[36] À cet égard, le Tribunal tient à préciser qu’il ne lui revient pas de statuer sur de tels actes ou situations comme l’a rappelé son prédécesseur, le Conseil des services essentiels, le CSE, à moins qu’il ne soit démontré que les gestes en question aient pour conséquence de porter préjudice ou vraisemblablement porter préjudice au service auquel la population a droit[12].
[37] Cela étant, avant même d’en arriver à cette partie de l’analyse, encore faut-il avoir la preuve que les actes reprochés relèvent effectivement du fait ou de la faute des cols bleus. En effet, il est loin d’être suffisant d’affirmer une telle chose sans en faire la démonstration. Or, monsieur St-Hilaire a confirmé ne pas avoir été témoin de la commission des gestes fautifs et n’est donc pas en mesure de certifier que ces derniers soient à l’origine des incidents. Il a constaté la conséquence, mais pas la cause.
[38] Quant au geste d’intimidation allégué, le même raisonnement s’applique et comme la preuve est muette à ce sujet, il n’y a pas matière à intervenir.
[39] Qu’en est-il maintenant du refus collectif allégué d’effectuer des heures supplémentaires ?
[40] Bien que somme toute assez parcellaire et incomplète à bien des égards, et ce, tant du côté de l’Employeur que du Syndicat, voici ce que retient le Tribunal sur cette question :
[41] Dans les circonstances, il faut en conclure que le simple fruit du hasard ne permet pas d’expliquer pourquoi à toutes et chacune des occasions il est impossible d’obtenir qu’un second opérateur apte à utiliser les souffleurs accepte de le faire plutôt que de choisir de manœuvrer un autre type de véhicule. À cet égard, bien que la convention collective ne consacre pas le droit de choisir celui-ci, il appert que dans la réalité lorsque les cols bleus sont appelés pour des heures supplémentaires, on leur demande sur quel équipement ils désirent être assignés et leur nom est inscrit à côté de l’appareil sur la feuille de sorties – soufflage susmentionnée[13].
[42] Du fait de ce refus, il se dégage un agir collectif de contrecarrer les plans de l’Employeur d’utiliser les services de camionneurs privés par l’impossibilité systématique de former une deuxième équipe faute d’un deuxième souffleur.
[43] De plus, le désistement de l’ensemble des cols bleus ayant au départ confirmé leur présence pour l’opération de nuit du 1er février a toutes les allures d’un geste posé collectivement.
[44] Outre le refus d’effectuer des heures supplémentaires, monsieur St-Hilaire a également constaté de visu un ralentissement de la cadence de soufflage de l’une des deux équipes régulières de jour, le lundi 6 février. Il est resté sur place près de 45 minutes pour en arriver à ce constat. Il n’a pas été contredit.
[45] Par conséquent, preuve est faite de la présence d’une action concertée.
[46] En redressement hors grève légale, le Tribunal ne répond pas à la question de savoir si l’action concertée reprochée est susceptible de mettre en danger la santé ou la sécurité de la population. Il analyse plutôt le dossier sous l’angle d’un préjudice ou même d’une vraisemblance de préjudice à un service auquel la population a droit.
[47] Dès lors, le rôle du Tribunal consiste à s’assurer que celle-ci ait accès au service qui prévalait avant l’action concertée[14]. Il n’a cependant pas la compétence d’intervenir afin d’améliorer la quantité ou la qualité du service auquel la population a droit.
[48] C’est ce qui ressort de l’affaire Montréal (Ville de) c. Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal (SCFP-301)[15] :
[29] Il en est autrement lorsque, comme dans la présente affaire, il s’agit d’un conflit en dehors de l’exercice légal du droit de grève. Le Conseil doit alors s’assurer que le public reçoive le service auquel il a droit ou qu’il ne soit pas susceptible d’être privé du service auquel il a droit. La notion de services essentiels n’existe pas dans cette situation : ce sont les services usuels qui doivent être maintenus.
[Notre soulignement]
[49] Quant à la notion de vraisemblance, elle a été discutée dans l’affaire Hydro‑Québec c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1500[16] et il en ressort ce qui suit :
Il suffit que le Conseil estime qu’il y ait vraisemblance de préjudice à un service auquel le public a droit pour qu’il puisse intervenir. Vraisemblable veut dire « qui semble vrai, crédible, croyable, plausible. » Le Conseil ne peut retenir l’argument du syndicat à l`effet qu’il doit développer une « certitude » de préjudice pour intervenir.
[Notre soulignement]
[50] En somme, l’expression « susceptible de porter préjudice »[17] signifie qu’il y a une probabilité suffisamment sérieuse que les opérations de déneigement de la Ville soient perturbées. Si tel est le cas, cela est suffisant pour justifier une intervention du Tribunal.
[51] Ainsi, pour justifier l’émission d’une ordonnance « il faut qu’il soit raisonnable d’anticiper la survenance du préjudice, s’il n’y a pas intervention immédiate »[18]. En effet, pour décider si l’action concertée est susceptible de causer un préjudice à un service auquel le public a droit, le Tribunal doit apprécier les faits mis en preuve et utiliser le critère de la personne raisonnable[19].
[52] Voyons maintenant ce qu’il en est.
[53] Bien que le Tribunal trouve regrettable l’utilisation des tribunes publiques pour pointer du doigt les cols bleus comme seuls responsables d’un conflit de relations de travail alors que cette notion exige qu’il y ait minimalement deux forces qui s’opposent, il n’en demeure pas moins que la population subit à l’évidence un préjudice de la situation en ce qu’elle ne reçoit pas le service usuel auquel elle a droit. Tous s’entendent là-dessus puisque de nombreuses opérations de nuit qui auraient normalement eu cours ont été annulées et les citoyens se plaignent de la situation.
[54] Partant de là, c’est le rôle du Tribunal d’intervenir pour permettre un retour à la normale puisqu’il est manifeste que le refus concerté des membres du Syndicat de garantir la présence de deux souffleurs pour mettre en branle la décision de la Ville cause ou est susceptible de causer en l’espèce un préjudice au service auquel la population a droit.
[55] Mais il y a plus.
[56] La preuve administrée devant le Tribunal révèle également que l’Employeur qui présente ici la demande de redressement n’est pas étranger à ce bris de service.
[57] En effet, il a été démontré qu’à quelques reprises, il a choisi en toute connaissance de cause d’annuler les opérations alors qu’il avait à sa disposition une équipe complète de cols bleus prêts comme à l’habitude à effectuer des heures supplémentaires pour procéder au déneigement de nuit.
[58] Il est à cet égard assez paradoxal de venir prétendre devant le Tribunal et devant les médias que la situation est telle qu’elle prive non seulement les citoyens de Châteauguay du service auquel ils ont droit, mais qu’elle comporte également des risques pour la santé ou la sécurité de ces derniers, et ce, tout en préférant l’alternative d’annuler tout au lieu de faire ce qui lui est possible dans les circonstances pour offrir le service en question.
[59] En ce sens, l’absence d’explication convaincante de monsieur St-Hilaire, lorsqu’interrogé à ce sujet, autre que le fait qu’il voulait avoir deux équipes sur l’opération, laisse plutôt perplexe et illustre assez clairement la volonté de l’Employeur d’afficher qui détient le rapport de force dans l’actuel conflit.
[60] Pour reprendre les propos tenus par le CSE dans Montréal (Société de transport de la Communauté urbaine de) et Syndicat du transport de Montréal (C.S.N.) entretien[20] et pour lesquels le Tribunal ne saurait mieux s’exprimer eu égard au présent débat : « Tout cela nous amène à la bien triste constatation que le public ne pèse pas lourd dans la balance ni pour le syndicat ni pour l'employeur. »
[61] Dans cette décision qui se révèle fort intéressante en l’instance, le CSE précise l’étendue de son mandat lorsque confronté à une situation qui prive le public du service auquel il a droit du fait de décisions légitimes prises par l’Employeur, mais qui y contribue également :
Le Conseil doit, pour bien remplir son mandat, chercher des remèdes et choisir parmi l'éventail de possibilités qui s'offrent à lui ceux qui ont le plus de chances d'atteindre son objectif qui est d'assurer au public le service auquel il a droit. Dans le cas présent, le public usager a droit au rétablissement du transport en commun normalement offert à la population par la STCUM.
À plusieurs reprises, le Conseil a déclaré que le meilleur moyen d'assurer la continuité du service auquel le public a droit est de rétablir un meilleur climat de travail. Le Conseil ne peut donc se soustraire d'examiner les causes à l'origine du conflit qui prive la population d'un service auquel elle a droit.
L'événement à l'origine de tous les problèmes que l'on vit présentement est le changement d'horaires apporté par l'employeur en novembre dernier. Ces changements ont été faits dans la plus stricte conformité des droits de l'employeur et l'arbitre de grief a confirmé de la raisonnabilité de la décision de l'employeur, qui n'a rien à se reprocher à ce chapitre.
Toutefois, l'imposition de cette mesure, bien que tout à fait légitime et sans aucun doute un attribut du droit de gérance de l'employeur, a créé une situation telle, qu'en raison de l'urgence et de l'ampleur qu'a pris la dégénérescence du transport en commun sur le territoire de la Communauté urbaine de Montréal, nous devons user des pouvoirs de redressement prévus à l'article 111.17 al. 2 par.4 du Code du travail pour tenter de rétablir la situation.
À cet effet, le Conseil estime qu'il est nécessaire d'ordonner à l'employeur de suspendre pendant une période 30 jours à compter des présentes, l'application des horaires mis en vigueur le 26 novembre 1989. Qu'il soit bien compris qu'il ne s'agit pas là d'une mesure visant à juger du bien fondé de ces horaires, mais seulement d'un moyen, parmi une série de mesures ordonnées par la présente décision visant à faire rétablir le transport dans les meilleurs délais. Il va sans dire que si les parties conviennent d'horaires différents de ceux qui existaient en novembre, l'employeur pourra les mettre en vigueur, mais il devra en aviser le Conseil sans délai. Nous croyons que cette trève dans l'application des nouveaux horaires contribuera de façon significative au rétablissement des circuits d'autobus qui ont été coupés.
[Nos soulignements]
[62] S’appuyant sur ce raisonnement et les pouvoirs qui lui sont dévolus par le Code qui lui permettent d’ « ordonner à toute personne impliquée dans le conflit de faire ou de s’abstenir de faire toute chose qu’il lui paraît raisonnable d’ordonner compte tenu des circonstances dans le but d’assurer le maintien de services au public »[21], le Tribunal juge nécessaire d’émettre une ordonnance à l’endroit de la Ville de s’abstenir d’annuler les opérations de déneigement de nuit s’il dispose minimalement d’une équipe complète pour s’en acquitter, et ce, afin que la population ne subisse pas les contrecoups de la partie de bras de fer qui se joue actuellement entre l’Employeur et le Syndicat et qu’elle puisse recevoir le service auquel elle est en droit de s’attendre.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ORDONNE au Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ , à ses dirigeants, représentants et mandataires de prendre toutes les mesures nécessaires pour que les membres de l’association accréditée identifiés sur la liste de rappel en heures supplémentaires pour effectuer du travail de déneigement cessent immédiatement de refuser de façon concertée d’effectuer les heures de travail en heures supplémentaires requises;
ORDONNE au Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ , à ses dirigeants, représentants et mandataires de prendre toutes les mesures nécessaires pour que les membres de l’association accréditée identifiés sur la liste de rappel en heures supplémentaires qui sont qualifiés pour opérer les souffleurs cessent immédiatement de refuser de façon concertée d’effectuer les heures de travail en heures supplémentaires requises sur ces équipements;
ORDONNE à tous les salariés membres du Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ identifiés sur la liste de rappel en heures supplémentaires pour effectuer du travail de déneigement de cesser immédiatement de refuser de façon concertée d’effectuer les heures de travail en heures supplémentaires requises, et ce, tant que la présente ordonnance sera en vigueur;
ORDONNE à tous les salariés membres du Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ identifiés sur la liste de rappel en heures supplémentaires qui sont qualifiés pour opérer les souffleurs de cesser immédiatement de refuser de façon concertée d’effectuer les heures de travail en heures supplémentaires requises sur ces équipements, et ce, tant que la présente ordonnance sera en vigueur;
ORDONNE au Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ, ses officiers, représentants ou mandataires de faire connaître immédiatement et publiquement leur intention de se conformer aux ordonnances contenues dans la présente décision;
ORDONNE au Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ de faire connaître immédiatement aux salariés qu’il représente la teneur de la présente décision et leur obligation de se conformer aux présentes ordonnances;
ORDONNE à Ville de Châteauguay, ses officiers, représentants ou dirigeants de prendre toutes les mesures pour s’abstenir d’annuler les opérations de déneigement de nuit s’ils disposent minimalement d’une équipe complète pour s’en acquitter afin de rendre à la population le service auquel elle a droit;
ORDONNE à Ville de Châteauguay, ses officiers, représentants ou dirigeants de faire connaître immédiatement et publiquement leur intention de se conformer aux ordonnances contenues dans la présente décision;
ORDONNE à Ville de Châteauguay de faire connaître immédiatement à ses officiers, représentants ou dirigeants la teneur de la présente décision et leur obligation de se conformer aux présentes ordonnances;
AUTORISE le dépôt des ordonnances au bureau du greffier de la Cour supérieure du district de Montréal, conformément à l’article 111.20 du Code du travail, RLRQ, c. C-27;
DÉCLARE que les présentes ordonnances entrent en vigueur immédiatement et le demeurent jusqu’à ce que les membres du Syndicat canadien de la fonction publique, section 1299 FTQ ait légalement acquis le droit de faire la grève, conformément aux dispositions du Code;
RÉSERVE ses pouvoirs pour rendre toute autre ordonnance jugée nécessaire.
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| Anick Chainey |
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Me Charles Caza | |
GBV AVOCATS | |
Pour l’Employeur | |
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Me Marie-Christine Morin | |
Pour l’Association accréditée | |
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AC/mp
[1] Articles 111.16 et suivants du Code du travail, RLRQ, c. C-27, le Code.
[2] Article 111.17 al. 2 par. 4 du Code.
[3] Art. 16.02 b) de la convention collective 2016-2023.
[4] Formulation qui apparaît à la convention collective.
[5] Art. 17.03 a) de la convention collective 2016-2023.
[6] Société de transport de Laval c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 5959, 2022 QCTAT 1782.
[7] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793.
[8] Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides c. Syndicat des professionnelles et professionnels en santé du Lac des Deux-Montagnes (FIQ), 2015 QCCRT 0564. Requête en révision interne rejetée, 2016 QCTAT 4083. Pourvoi en contrôle judiciaire rejeté, 2017 QCCS 6044, AZ-51456888.
[9] Syndicat canadien de la Fonction publique c. Conseil des services essentiels, (C.A.), [1989] R.J.Q. 2648, AZ-89011983. Requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée, C.S.Can., 21726, 17 octobre 1989.
[10] Ville de Châteauguay c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1299, [2009] AZ‑50548086 (C.S.E.).
[11] Commission de transport de la communauté urbaine de Québec c. Syndicat des employés de garage d'autobus de l'est du Québec (CSD), C.S.E. 24 janvier 1986, AZ-50013836
[12] Voir notamment à ce sujet : Société de transport de la Rive-Sud de Montréal c. Syndicat des employés d'entretien de la Société de transport de la Rive-Sud de Montréal (CSN), (C.S.E., 1990‑12-21), SOQUIJ AZ-50013599; Montréal (Ville de) (Service de sécurité incendie de Montréal (SIM)) c. Association des pompiers de Montréal inc. (C.S.E., 2007-11-11), SOQUIJ AZ‑50458029 : Châteauguay (Ville de) c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1299 (C.S.E., 2009-03-06), SOQUIJ AZ-50548086, D.T.E. 2009T-329; Montréal (Société de transport de) et Syndicat du transport de Montréal (employés des services d'entretien) (C.S.N.), (C.S.E., 2003‑10‑05), SOQUIJ AZ-50195049, D.T.E. 2003T-1148.
[13] Par. 40.
[14] L’auteure Françoise Gauthier écrit que le C.S.E. doit « s’assurer du rétablissement complet des services » dans « L'essentiel sur le Conseil des services essentiels » dans Formation continue du Barreau - Développements récents en droit du travail (2009), en ligne : EYB2009DEV1595, p. 10.
[15] D.T.E. 2006T-270 (C.S.E.), voir aussi Communauté urbaine de Montréal c. Fraternité des policiers et policières de la communauté urbaine de Montréal inc., C.S.E. 9 juillet 1993; FIQ - Syndicat des professionnelles en soins des Cantons-de-l'Est c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l'Ouest-de-l'Île-de-Montréal, 2019 QCTAT 1912, par. 13.
[16] C.S.E., 10 juin 1988, AZ-88149132.
[17] Trois-Rivières (Ville de) c. Association des policiers-pompiers de la ville de Trois-Rivières 2013 QCCRT 0536.
[18] Idem.
[19] Châteauguay (Ville) c. Fraternité des policiers de Châteauguay inc., précitée note 4, par. 87; Syndicat des pompiers du Québec, section locale Sainte-Thérèse c. Ste-Thérèse (Ville de), 2016 QCTAT 2928.
[20] (C.S.E., 1990-02-25), SOQUIJ AZ-90149301, D.T.E. 90T-590.
[21] Article 111.17 al. 2 par. 4 du Code.
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