Qazzaz c. École secondaire Saint-Maxime |
2016 QCCQ 10729 |
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COUR DU QUÉBEC |
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« Division des petites créances » |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
LAVAL |
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LOCALITÉ DE |
LAVAL |
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« Chambre civile » |
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N° : |
540-32-028245-155 |
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DATE : |
29 septembre 2016 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
RICHARD LANDRY, J.C.Q. |
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LINA QAZZAZ et KHALED AMMARI en leur qualité de tuteurs de Joseph Ammari |
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Partie demanderesse |
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c. |
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ÉCOLE SECONDAIRE SAINT-MAXIME et COMMISSION SCOLAIRE DE LAVAL et ALAIN SAMSON en sa qualité de tuteur de XAVIER SAMSON
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Partie défenderesse |
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JUGEMENT |
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[1] Les demandeurs réclament des défendeurs la somme de 15 000 $ suite à une sévère brûlure à la tête subie le 26 février 2015 par Joseph Ammari (« Joseph ») par de l’hydroxyde de sodium (« NaOH») alors qu’il était à l’école.
[2] Ils poursuivent l’École secondaire St-Maxime où l’événement est survenu et la Commission scolaire de Laval à laquelle cette école appartient.
[3] Ils en tiennent également responsable le père de l’élève qui lui a versé ce produit chimique sur la tête, Xavier Samson (« Xavier »).
LES QUESTIONS EN LITIGE
[4] Les questions en litige sont les suivantes :
1) Y a-t-il responsabilité de l’école et/ou de la Commission scolaire?
2) Y a-t-il responsabilité de la part du père de Xavier, en sa qualité de tuteur de ce dernier?
3) Quelle est la valeur des préjudices subis par Joseph?
LES FAITS
[5] En tout temps pertinent à la présente affaire, Joseph Ammari et Xavier Samson étaient des élèves inscrits en secondaire IV de l’École secondaire St-Maxime (« l’école »). Les deux élèves sont alors âgés de 15 ans [1] et ils sont d’excellents amis.
[6] Le 26 février 2015, vers 15 h, Joseph jase avec des amis dans la salle Dumontier attenante aux vestiaires de l’école.
[7] À ce moment, Xavier termine son cours de sciences pendant lequel se déroule un laboratoire de chimie.
[8] À la fin du cours, Xavier prend dans sa main une petite quantité d’hydroxyde de sodium provenant d’une fiole du laboratoire et la déverse sur la tête de Joseph pour faire une blague. Il identifie le produit par la suite (NaOH).
[9] Il s’avère que l’hydroxyde de sodium est un produit très corrosif et toxique lorsqu’on y ajoute de l’eau. On en trouve notamment dans du «Drano» utilisé pour déboucher des appareils sanitaires obstrués (éviers, toilettes, etc.).
[10] Sur le moment, Joseph ne sent rien. Par contre, en sortant de l’école, il ressent une brûlure qui s’intensifie sur sa tête.
[11] Pour se soulager, il met de la neige et de la glace à l’endroit d’où provient la douleur.
[12] Au lieu de le soulager, la réaction du produit chimique avec la neige et la glace amplifie la douleur de façon importante.
[13] Il se dirige alors à une clinique médicale située près de l’école et rejoint sa mère par téléphone pour lui dire : «My friend throw me a chemical base (NaOH)».
[14] Madame Qazzaz tente à quelques reprises de rejoindre l’école pour identifier avec certitude le produit chimique concerné pour fins de traitement. Elle témoigne avoir dû se reprendre plusieurs fois avant de finir par atteindre la secrétaire de l’école, Vivianne. Elle lui promet de vérifier.
[15] Après environ une heure, la secrétaire la rappelle pour lui dire qu’il ne manquait aucun contenant au laboratoire de sciences.
[16] La secrétaire rappelle finalement un peu plus tard pour mentionner qu’il manquait effectivement une quantité d’hydroxyde de sodium dans le contenant utilisé par Xavier durant son cours.
[17] Pendant ce temps, la douleur s’intensifie toujours et le produit chimique atteint le cerveau de Joseph [2].
[18] Une fois le produit confirmé, la clinique médicale communique alors avec le centre antipoison qui déclare qu’il faut considérer cela comme une brûlure «thermique». On nettoie la plaie au maximum pour enlever tout le résidu de produit possible et on applique une crème pour soulager la douleur [3].
[19] Par la suite, madame Qazzaz et son fils se rendent à la Cité de Laval où il est question d’une possible chirurgie plastique pour le lendemain. Madame Qazzaz voulait obtenir une seconde opinion sur la pertinence de cette opération et finalement l’opération n’a pas eu lieu.
[20] Joseph est par la suite traité tous les jours pendant un mois et demi par le service de chirurgie plastique de l’hôpital Notre-Dame de Montréal où on applique les médicaments appropriés et remplace son bandage. On brûlait notamment la circonférence de la brûlure pour favoriser la cicatrisation.
[21] Dans un rapport du 31 mars 2015, le docteur Joseph Bou-Merhi, professeur adjoint de Clinique de l’Hôpital Notre-Dame, écrit ce qui suit [4]:
« Ceci pour certifier qu'en date du 20 Mars 2015, j'ai évalué en consultation à l'hôpital Notre Dame du CHUM, Joseph Ammari (N 7163805) pour une plaie qui ne guérit pas au niveau du cuir chevelu.
Cette plaie qui mesure 3 cm x 4 cm était le résultat d'une brûlure chimique de deuxième degré profond/troisième degré causée par un produit chimique et qui a eu lieu le 26 février 2015.
Joseph aura besoin de changement de pansements quotidiens pour quelques semaines. Suite à la guérison complète de la plaie qui peut prendre en moyenne 4 à 6 semaines, une chirurgie plastique sera nécessaire pour l'excision complète du site de brûlure et reconstruction pour éviter le risque d'alopécie (perte de cheveux) qui est inévitable sans geste chirurgical.
Suite à la demande des parents, ce rapport de consultation a été fourni.
Joseph Bou-Merhi MD, FRCSC (C) Professeur Adjoint de Clinique Hôpital Notre Dame - CHUM »
[22] Joseph poursuit ses études jusqu’à la fin de l’année tout en s’absentant pour recevoir ses traitements quotidiens.
[23] Dans un rapport plus récent du 9 septembre 2016 [5], le docteur Bou-Merhi ajoute ce qui suit :
« Ceci pour certifier que j'ai rencontré le patient Joseph Ammari (Dossier N7163805) en clinique de chirurgie plastique le 9 Septembre 2016, dans le contexte de son suivi suite à la brûlure chimique profonde à son cuir chevelu secondaire au versement du produit toxique pour la peau et les muqueuses (NAOH) qui a eu lieu le 26 février 2015.
Il est à noter que le produit NAOH est un produit toxique qui résulte en des brûlures chimiques profondes lorsqu'en contact avec la peau ou les muqueuses et s'il aurait été accidentellement versé sur les yeux, des conséquences plus graves auraient résulté tel qu'une cécité.
Le patient présente actuellement comme conséquence, une alopécie secondaire (perte permanente des cheveux) mesurant 3 cm x 4 cm au niveau de son cuir chevelu. Le traitement consisterait en une excision complète de l'alopécie sous anesthésie générale et une reconstruction du déficit par des lambeaux multiples du cuir chevelu.
Suite à la demande des parents, ce rapport d'expertise a été fourni »
[24] Jusqu’à ce jour, Joseph n’a pas subi d’opération et seul l’écoulement du temps détermina s’il y en aura une.
[25] À l’audition, ont témoigné la mère de Joseph ainsi que ce dernier pour relater les événements décrits ci-dessus et de leurs conséquences sur Joseph, tant physique que psychologique. Nous y reviendrons plus loin.
[26] L’École et la Commission scolaire font entendre la directrice de l’École de l’époque, madame Amiel Aguerre Pagé, qui a fait état des événements, de la suspension d’une semaine imposée à Xavier après la semaine de relâche scolaire, des procédures de sécurité et de supervision appliquées lors des cours de sciences et de la réputation du département de sciences de l’école au niveau provincial.
[27] Par la suite, le professeur Éric Berthiaume, responsable du laboratoire de sciences cette journée-là, fait état de l’enseignement théorique et pratique dispensé au cours de sciences. Il confirme qu’il y a eu manipulation d’hydroxyde de sodium durant le cours du 26 février et il témoigne des précautions et mises en garde faites aux élèves quant au caractère dangereux de ce produit. On exige le port de lunettes de sécurité, de grands gants, etc.
[28] Il présente à la Cour sa compréhension de ce qui se serait passé ce jour-là (produit mis dans un aiguisoir par Xavier pour être transporté et lancé à Joseph en réplique à un mauvais tour joué par Joseph le matin), version qui n’est pas avérée par la preuve faite à l’audition. Il témoigne que Xavier était «un joueur de tours ».
[29] De même, la technicienne en travaux pratiques, Marie-Josée Nadeau, qui assistait le professeur Berthiaume cette journée-là, témoigne de la préparation du matériel pour les laboratoires, des procédures de sécurité (port de lunettes en tout temps, ne pas toucher aux produits sauf avec une spatule, contrôle des contenants de produits chimiques). Elle explique qu’en cas d’application accidentelle d’un tel produit sur la peau, il faut nettoyer rapidement la plaie à la grande eau pour enlever toutes traces du produit.
[30] Ainsi, le fait que Joseph se soit mis de la neige et de la glace pour soulager sa douleur n’était pas approprié car cela n’a fait qu’accroître la réaction du produit sans l’enlever. On aurait souhaité que Joseph s’adresse immédiatement aux autorités de l’école plutôt que de quitter comme il l’a fait.
[31] Xavier Samson témoigne pour confirmer avoir voulu jouer un tour à son grand ami Joseph. Il explique qu’il est arrivé par le passé qu’ils puissent se lancer des produits comme du sel de table ou d’autres produits pour rigoler.
[32] Il précise qu’il ne savait pas que son geste était dangereux. Il percevait l’hydroxyde de sodium comme une sorte de «poudre à gratter».
[33] Il ajoute que, pendant le laboratoire, le professeur Berthiaume a pris du NaOH entre ses doigts en le frottant et en déclarant que cela produisait un «feeling weird» [6] de le manipuler.
[34] Il jure qu’il n’aurait jamais posé un tel geste à l’endroit de son ami Joseph s’il avait le moindrement douté que le produit était dangereux et qu’il réagirait ainsi.
[35] Cet événement a mis un terme à sa grande amitié avec Joseph.
[36] Il exprime des regrets sincères pour tout ce qui a découlé de son geste.
[37] Enfin, monsieur Alain Samson, le père de Xavier, témoigne que lui et son épouse sont les parents de quatre enfants, qui n’ont jamais eu aucun problème sérieux avec Xavier et leurs autres enfants hormis cet événement malheureux du 26 janvier 2015.
LES PRINCIPES DE DROIT APPLICABLES
1) La responsabilité parentale
[38] L’article 1459 du Code civil du Québec prévoit ce qui suit :
1459. Le titulaire de l’autorité parentale est tenu de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute du mineur à l’égard de qui il exerce cette autorité, à moins de prouver qu’il n’a lui-même commis aucune faute dans la garde, la surveillance ou l’éducation du mineur.
Celui qui a été déchu de l’autorité parentale est tenu de la même façon, si le fait ou la faute du mineur est lié à l’éducation qu’il lui a donnée.
[39] Dans leur traité sur la Responsabilité civile [7], les auteurs Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers écrivent que pour repousser la présomption de faute des parents, ceux-ci doivent démontrer qu’ils n’ont pas commis de faute ayant engendré l’acte fautif :
I-757 : « La jurisprudence exige, de la part des parents, la démonstration que rien dans leur conduite immédiate ou dans leur conduite éloignée, n'a favorisé ou entraîné la survenance du préjudice. Elle les oblige en fait à prouver leur absence de faute dans la garde et la surveillance de l'enfant et leur absence de faute dans son éducation, puisque le préjudice peut avoir son origine dans l'un ou l'autre, ou parfois même dans une combinaison de ces deux facteurs. C'est donc, en pratique, la preuve d'une bonne éducation et d'une surveillance adéquate, eu égard aux circonstances, que les parents doivent rapporter pour repousser la présomption.»
[40] Les auteurs notent que plus l’enfant s’approche de sa majorité, moins grande est la responsabilité des parents à son endroit.
[41] On exige des parents qu’ils démontrent ne pas avoir toléré des comportements déviants sans intervenir.
2) La responsabilité scolaire
[42] Cette preuve implique d’établir que les parents ont exercé une surveillance adéquate de leur enfant. Lorsque l’événement fautif survient à l’école, ces auteurs écrivent :
I-758 : «…L’obligation de surveillance adéquate passe naturellement des parents à ceux qui, par délégation, ont l’exercice de l’autorité parentale, par exemple, les professeurs, surveillants ou préposés de l’école. »
[43] À cet égard, c’est l’article 1460 du Code civil du Québec qui établit la présomption de faute de l’école lorsque l’accident est survenu alors que son auteur était sous la garde et surveillance de celle-ci :
1460. La personne qui, sans être titulaire de l’autorité parentale, se voit confier, par délégation ou autrement, la garde, la surveillance ou l’éducation d’un mineur est tenue, de la même manière que le titulaire de l’autorité parentale, de réparer le préjudice causé par le fait ou la faute du mineur.
Toutefois, elle n’y est tenue, lorsqu’elle agit gratuitement ou moyennant une récompense, que s’il est prouvé qu’elle a commis une faute.
[44] Dans un jugement récent de E.C. c. École Saint-Vincent-Marie [8], Monsieur le juge Stephen W. Hamilton résume bien les étapes encadrant la responsabilité de l’école :
[72] « Baudouin souligne que l’article 1460 C.c.Q. fonctionne en deux étapes. Lors de la première étape, le demandeur doit établir les conditions pour mettre en œuvre cette responsabilité :
1-786 - Généralités - Trois conditions sont nécessaires à la mise en œuvre de cette responsabilité. D’une part, l’acte fautif ou illicite de l’enfant, d’autre part sa minorité, et enfin le statut de gardien, d’éducateur ou de surveillant de la personne recherchée comme responsable.
[73] Une fois que le demandeur établit lesdites conditions, il y a présomption de faute contre l’éducateur à l’égard du fait dommageable ou de la faute commise par celui dont il avait la garde, la surveillance ou le contrôle.
[74] Dans la deuxième étape, le fardeau de la preuve est transféré à l’éducateur qui, pour se dégager de sa responsabilité, doit démontrer son absence de faute. Baudouin décrit deux aspects importants de ce processus comme sui :
1-797 - Surveillance adéquate - De l’étude de l’ensemble de la jurisprudence, on peut dégager la règle suivante : le responsable s’exonère en démontrant, d’une part, qu’il a exercé une surveillance adéquate de l’enfant (jugée selon les critères généraux de la faute) et que, d’autre part, malgré celle-ci, il lui a été impossible d’empêcher l’acte dommageable. En pratique, il est donc fréquent de voir le tribunal examiner avec attention le système général de surveillance de l’établissement dont le défendeur fait partie.
1-798 - Imprévisibilité de l’acte - Les tribunaux accordent aussi une grande importance à l’imprévisibilité de l’acte de l’enfant. Le défendeur peut s’exonérer en montrant que, malgré des précautions raisonnables de sa part, le comportement de l’enfant ne pouvait être connu de lui ou était si soudain, si inattendu que même la surveillance la plus étroite n’aurait pu l’empêcher. Il est donc rare de voir des comportements insolites ou inattendus d’un enfant donner naissance à une condamnation.
(nos soulignés)
[75] La juge Soldevila, dans un texte rédigé pour l’École du Barreau, écrit ce qui suit :
Pour repousser la présomption établie contre eux, les détenteurs momentanés d’un attribut de l’autorité parentale doivent démontrer de façon prépondérante leur absence de faute, selon le cas, dans la garde, la surveillance ou l’éducation qu’ils ont exercées. Cette preuve comporte généralement deux volets.
Le premier sert à établir les circonstances générales dans lesquelles le devoir confié par les parents s’est exercé. Il faut ici mettre en preuve l’organisation générale entourant la tâche déléguée, tels les règlements de discipline et de sécurité, le ratio élèves/professeurs, élèves/surveillants de l’établissement ou du groupe. Bref, le défendeur doit démontrer que les moyens mis en place pour s’acquitter du devoir ou de la tâche confiée par les parents sont adéquats et appropriés à la situation.
Pour compléter cette preuve, il faut également dans un second temps, démontrer l’imprévisibilité du dommage survenu.
Ces moyens d’exonération sont similaires à ceux que doivent mettre en preuve les parents pour se dégager de leur responsabilité. Une preuve générale de l’encadrement, de l’organisation, de la surveillance et de la sécurité mise en place par le tiers doit être apportée, mais elle est en soi insuffisante pour dégager le gardien, le surveillant, l’éducateur ou tout autre tiers de sa responsabilité. Il lui faut de plus démontrer que, malgré tous ces moyens (organisation, règlements, ratio adéquat, maintien de la discipline), le dommage qui est survenu dans le contexte d’une activité propre à l’âge de la victime, était inattendu et imprévisible, de sorte qu’on ne pouvait le prévenir.
[77] Plus récemment, et en vertu de l’article 1460 C.c.Q., le Juge Gosselin de cette Cour écrit dans Simard c. Proulx (J.E. 2004-893) :
[101] Trois conditions sont requises pour déclencher la présomption de faute. On doit établir la minorité de l'enfant, son statut d'élève confié à l'autorité scolaire et enfin, la commission par celui-ci d'un acte fautif ou illicite ayant causé le préjudice dont on se plaint.
[102] Lorsque ces conditions préalables sont remplies, la présomption de faute prend naissance. Il appartient alors aux autorités scolaires d'établir qu'elles n'ont commis aucune faute dans la garde, la surveillance ou l'éducation de l'enfant concerné. […]
[103] Pour renverser cette présomption de faute, la Commission scolaire devait donc démontrer qu'elle avait exercé une surveillance adéquate de l'enfant et que, malgré cette vigilance, il lui a été impossible d'empêcher l'acte dommageable. […] »
(leurs soulignés)
[45] Dans l’affaire entendue par Monsieur le juge Hamilton, la Commission scolaire a été tenue responsable des gestes d’harcèlement et d’intimidation posés à plusieurs reprises par cinq élèves envers une élève de 11 ans. L’absence de politique sur le harcèlement et de mesures en place pour le prévenir sont à la source de cette décision.
[46] Dans Imbeault c. CEGEP de Maisonneuve [9] la Cour supérieure tient le CEGEP responsable des dommages à un œil subi par un élève inscrit en techniques policières lors d’un entrainement où la sécurité a fait défaut. Ce jugement a été confirmé par la Cour d’appel [10].
[47] À l’inverse, dans X c. Commission scolaire des Portages-de-l’Outaouais [11], la Cour d’appel disculpe la Commission scolaire parce que le professeur ne pouvait prévoir que l’élève exécuterait un saut en longueur lors duquel il s’est blessé avant d’en avoir reçu le signal.
ANALYSE ET DÉCISION
1) Y a-t-il responsabilité de l’école et/ou de la Commission scolaire?
[48] Dans la présente affaire, la preuve prépondérante démontre que les consignes de sécurité concernant l’usage de l’hydroxyde de sodium sont loin d’avoir été aussi claires et précises que l’ont laissé entendre l’enseignant et la responsable des travaux pratiques.
[49] Il est certain que si on avait informé clairement les élèves du cours des sciences du caractère hautement corrosif et toxique de l’hydroxyde de sodium, jamais Xavier n’en aurait déversé sur la tête de son meilleur ami pour faire une blague.
[50] Au contraire, son témoignage est convaincant à l’effet que le professeur a manipulé ce produit entre ses doigts en commentant de façon amusée la sensation qu’il produit («feeling weird»). Cela n’avait rien pour le dissuader de faire ce qu’il a fait.
[51] Par cette manipulation et son commentaire, le professeur a banalisé auprès des élèves les propriétés de ce produit chimique, qui, s’il n’est pas utilisé comme il se doit, devient très dangereux comme on peut le constater.
[52] Il est clair que jamais au grand jamais Xavier n’aurait posé un tel geste s’il avait été le moindrement conscient des conséquences dramatiques de son utilisation.
[53] Le fait que Xavier ait pris une quantité de ce produit à l’insu des autorités n’est pas concluant dans ce qui est survenu par la suite. Bien que son geste soit répréhensible, c’est la banalisation du produit qui est la cause déterminante de ce drame.
[54] Il n’apparaît pas si imprévisible que des élèves soient tentés de prendre des produits utilisés en laboratoire pour faire des expériences ou pour amuser des camarades. D’où la nécessité que les enseignements prodigués soient clairs et non ambigus à leur sujet.
[55] Pour ces raisons, le Tribunal conclut que l’école a manqué à ses devoirs dans le cadre de ce cours de sciences, que la présomption de faute de l’article 1460 du Code civil du Québec s’applique et qu’une absence de faute n’a pas été démontrée.
[56] Puisque l’école n’a pas de personnalité juridique, c’est la Commission scolaire qui assume la responsabilité légale au nom de cette dernière.
2) Y a-t-il responsabilité de la part du père de Xavier, en sa qualité de tuteur de ce dernier?
[57] D’autre part, aucune responsabilité ne peut être imputée aux parents de Xavier.
[58] D’une part, les événements malheureux sont survenus à l’école alors qu’Xavier était sous la garde et surveillance de celle-ci.
[59] D’abondant, il y a absence totale de preuve à l’effet que ceux-ci auraient manqué dans l’éducation de leur fils. Au contraire, la preuve administrée à cet égard démontre qu’il s’agit d’un foyer stable qui prodigue une bonne éducation à leurs enfants et que les événements du genre sont absents.
[60] Par conséquent, la responsabilité de la Commission scolaire est unique et entière.
3) Quelle est la valeur des préjudices subis par Joseph ?
[61] Joseph a subi et subit encore des préjudices importants découlant de l’événement du 26 février 2015.
[62] Pendant une période d’environ un mois et demi, il éprouve des céphalées sévères, les douleurs ont été intenses et elles ont nécessité des interventions quotidiennes pour le traiter par brûlements, appliquer les médicaments nécessaires à le soulager et changer ses pansements.
[63] L’événement a laissé une plaie très apparente de 3 cm par 4 cm dans son cuir chevelu à cause de la perte irrémédiable de cheveux (alopécie) . Les photographies produites en liasse sous la cote P-2 et la démonstration faite à l’audition prouvent clairement le préjudice esthétique.
[64] Tel que relaté par Joseph, toute personne qui est en mesure d’apercevoir le dessus de sa tête ne manque pas de commenter ou de le questionner à ce sujet, ce qui est déplaisant, lassant et lui rappelle constamment l’événement malheureux.
[65] Tant sa mère que Joseph ont témoigné de l’impact de cet événement sur le caractère de ce dernier. D’un caractère plutôt enjoué, il déteste dorénavant les blagues et cela a engendré un mauvais caractère qu’on ne lui connaissait pas. Il est plus nerveux et sa confiance en soi a été affectée.
[66] Il doit se couvrir et chercher l’ombre le plus possible pour éviter l’exposition de sa tête au soleil.
[67] Bref, cela a eu un impact important dans sa vie d’adolescent et continuera d’en avoir à l’avenir.
[68] À cet égard, la poursuite demande au Tribunal de réserver ses droits pour une période de trois ans tel que prévu à l’article 1615 du Code civil du Québec :
1615. Le tribunal, quand il accorde des dommages-intérêts en réparation d’un préjudice corporel peut, pour une période d’au plus trois ans, réserver au créancier le droit de demander des dommages-intérêts additionnels, lorsqu’il n’est pas possible de déterminer avec une précision suffisante l’évolution de sa condition physique au moment du jugement.
[69] La Commission scolaire émet un commentaire à l’effet qu’une telle réserve excéderait la limite juridictionnelle de la Cour des petites créances.
[70] À la présente étape, le présent Tribunal n’a pas à déterminer si cela serait le cas ou non. C’est le juge qui sera saisi d’une éventuelle demande en ce sens qui sera en mesure de déterminer si les faits alors mis en preuve devant lui et le droit autoriseraient une révision du quantum des dommages. Cependant, il y a lieu de faire droit à cette demande de réserve vu notamment la possibilité d’une future opération.
[71] Concernant les dommages établis jusqu’à présent, la jurisprudence établit qu’il y a lieu de fixer une indemnité globale pour le préjudice non pécuniaire couvrant les douleurs, souffrances, inconvénients, pertes de jouissance de la vie, préjudice esthétique et psychologique[12].
[72] Des dommages identiques à ceux subis par Joseph Ammari n’existent pas dans la jurisprudence connue tellement les circonstances sont inédites.
[73] Néanmoins, le Tribunal relève deux jugements relativement récents [13] qui font état de dommages à la tête qui peuvent être comparés à ceux de la présente affaire.
[74] Dans l’affaire Gestion Héon inc., il s’agissait d’un salon de coiffure condamné à 20 000 $ en raison de graves brûlures à la tête d’une jeune fille de 16 ans à la suite d’une décoloration capillaire ratée. Les traitements médicaux et hospitaliers ont duré plusieurs mois, elle a dû se faire raser les cheveux et porter une perruque (ce qui lui a valu des moqueries) et elle conserve deux «placards» (plaques) sur la tête. Cependant, ces deux placards ne sont pas visibles du fait que madame Gaudet porte maintenant les cheveux longs, ce qui les camoufle aux regards. De plus, elle n’a plus de douleurs, sauf d’avoir une peau fibreuse, rigide et inconfortable au frottement avec absence de follicule pileux.
[75] Dans l’affaire de la Commission scolaire de la Capitale, l’étudiante a reçu un bloc de glace provenant du toit de l’école sur côté arrière droit de la tête. Cela a produit une lacération de 15 mm au cuir chevelu avec saignement actif. On conclut à ce moment-là à un traumatisme crânien mineur sans commotion cérébrale. Dans les jours suivants, elle ressent des céphalées, douleurs cervico-nucale, fatigue, manque d’énergie et un tremblement à la tête. Des expertises médicales sont produites de part et d’autre.
[76] Le Tribunal alloue également une indemnité globale de 20 000 $. Il note que la victime poursuit normalement son travail de dessinatrice. Elle a subi un traumatisme craniocérébral léger, une cicatrice de 16 cm au cuir chevelu très peu apparente, des céphalées peu fréquentes et une entorse cervicale.
[77] Malgré les variantes, le Tribunal considère que Joseph Ammari a subi jusqu’à présent des préjudices comparables à ceux décrits dans ces deux affaires.
[78] Dans les circonstances, le Tribunal fixe à 20 000 $ la compensation actuelle pour les douleurs, souffrances, inconvénients, troubles psychologiques et préjudices esthétiques découlant des événements du 26 février 2015, sous réserve d’une révision ultérieure à être faite en vertu de l’article 1615 du Code civil du Québec. Ce montant est évidemment réduit à 15 000 $ pour respecter la limite applicable à la Division des petites créances (article 536 C.p.c.).
[79] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
[80] CONDAMNE la Commission scolaire de Laval à payer conjointement aux demandeurs Lina Qazzaz et Khaled Ammari, en leur qualité de tuteur de leur fils mineur Joseph, la somme de 15 000 $, avec intérêts au taux légal plus l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter du 19 mai 2015, plus les frais judiciaires de 200 $ et les frais de huissier de 58,30 $ ;
[81] RÉSERVE aux demandeurs le droit de demander, pour une période de trois ans, des dommages-intérêts additionnels en vertu de l’article 1615 du Code civil du Québec ;
[82] REJETTE la poursuite contre le défendeur Alain Samson, en qualité de tuteur de son fils mineur Xavier, sans frais.
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__________________________________ RICHARD LANDRY, J.C.Q. |
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Date d’audience : |
15 septembre 2016 |
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[1] Joseph est né le […] 1999 et […] juin 1999
[2] Voir les photographies produites «en liasse» sous la cote P-3
[3] Rapport de la Clinique Médi-Centre Chomedey, pièce P-1
[4] Pièce P-2
[5] Rapport, pièce P-4
[6] Traduction internet : «sentiment drôle, bizarre ou étrange»
[7] 8e édition, 2014 Les Éditions Yvon Blais ltée, Cowansville, 1738 pages
[8] JE 2016-89 (C.S.)
[9] J.E. 2007-140 (C.S.)
[10] J.E. 2008-1267 (C.A.)
[11] J.E. 2013-1143 (C.A.)
[12] Daniel Gardner, Le Préjudice corporel, 3e édition, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais inc., par. 390; Gaudet c. Gestion Yves Héon inc. J.E. 2014-52 (C.S.) par. 83 à 86; Brière c. Cyr 2007 Can Lii 1156 (QCCA)
[13] Gaudet c. Gestion Yves Héon inc. J.E. 2014-52 (C.S.); Plourde c. Commission solaire de la Capitale J.E. 2013-80 (C.S.)
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.