M.G. c. Boutique Unisexe Joven inc.

2022 QCTAT 845

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL

(Division des relations du travail)

 

 

Région :

Montréal

 

Dossier :

1034169-71-1906

(CM-2019-3634)

Dossier employeur :

801664

 

 

Montréal,

le 22 février 2022

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DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF :

François Beaubien

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M…-S G

 

Partie demanderesse 

 

 

 

c.

 

 

 

Boutique "Unisexe Joven" inc.

 

Partie défenderesse

 

 

 

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DÉCISION

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L’APERÇU

[1]                Le 19 février 2019, M-S G… dépose une plainte selon l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail[1] (la LNT) contre Boutique "Unisexe Joven" inc., une entreprise de vente au détail de vêtements possédant des boutiques dans différents centres d’achats au Québec. Elle prétend avoir subi du harcèlement psychologique de la part de sa gérante, la dernière manifestation de cette conduite ayant eu lieu le 11 février précédent.

[2]                L’employeur reconnaît que la plaignante est une salariée au sens de la LNT et qu’elle lui a signalé les comportements de sa gérante, mais il précise qu’elle n’a pas suivi le protocole de dénonciation du harcèlement psychologique de l’entreprise. Lorsqu’il l’a su, il affirme y avoir rapidement mis un terme.

[3]               Les questions en litige sont les suivantes :

1-     La plaignante a-t-elle fait l’objet de harcèlement psychologique tel que défini par la LNT?

2-     L’employeur a-t-il pris les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et le faire cesser?

[4]                Dans l’éventualité où le Tribunal accueille la plainte, les parties lui demandent de réserver sa compétence sur l’ensemble des moyens de réparation qu’il aurait alors à décider.

[5]                Pour les raisons qui suivent, le Tribunal constate que la plaignante a été victime de harcèlement psychologique et que l’employeur a failli aux obligations que lui impose la LNT en telle matière. La plainte est donc accueillie.

Le contexte

[6]                Le 1er décembre 2017, la plaignante est embauchée à titre de vendeuse par la gérante de la boutique « Caleçons vos goûts » du Mail Champlain à Brossard, un magasin spécialisé dans la vente de sous-vêtements. La durée de sa semaine de travail varie entre 20 et 40 heures. Elle est rémunérée selon un taux horaire de base, auquel s’ajoute une commission sur les ventes qu’elle réalise.

[7]                La plaignante explique qu’au début, tout se passe bien avec la gérante. Toutefois, un soir, au début de 2018, celle-ci lui propose de sortir avec elle et d’autres personnes dans un bar de Montréal. La plaignante refuse. Selon elle, c’est à partir de ce moment que les choses « dérapent ».

[8]                Le comportement de la gérante change. Elle ne lui dit plus bonjour le matin, ne lui parle pas de la journée ou si elle le fait, ce sont des commentaires sur son physique ou encore des réflexions vulgaires concernant son conjoint.

[9]                La plaignante ne sait jamais à l’avance comment la gérante va se comporter. Elle a en permanence l’impression de marcher sur des œufs. Les journées où la gérante lui parle, elle discute de choses qui la mettent mal à l’aise. Celle-ci lui demande d’arrêter, mais la gérante continue d’aborder ces sujets.

Les commentaires de la gérante sur le physique de la plaignante et sur son conjoint

[10]           Au début de février 2018, la plaignante se présente au travail en portant un pantalon moulant de type legging. Elle rassure toutefois la gérante en lui mentionnant qu’elle porte une chemise longue qui cache tout. Celle-ci lui répond : « Eh bien, tant mieux, ça cachera ton gros cul. »

[11]           Une autre fois, la gérante veut discuter avec la plaignante de son conjoint. Elle aborde des sujets très vulgaires tels que la taille de son sexe ou ses pratiques sexuelles : « On sent que c’est un homme qui baise fort et il finira par venir me baiser fort car il préfère les femmes rondes aux petites maigrichonnes comme toi. »

[12]           Cette dernière lui demande d’arrêter, lui dit que sa relation avec son conjoint relève de sa vie privée. La gérante lui répond alors : « De toute façon toi, t’es qu’une  skinny bitch  et ton mec, y finira par coucher avec moi. »

[13]           La plaignante lui redemande d’arrêter, car elle trouve ça très embarrassant. Mais la gérante en rajoute. Elle estime que ces conversations n’ont pas lieu de se tenir en magasin. Cela la rend très mal à l’aise.

[14]           Elle souligne à la gérante que c’est blessant de se faire dire que son conjoint finira par la quitter pour elle et veut qu’elle cesse de lui tenir ce genre de propos. Celle-ci lui répond en riant qu’elle va continuer, car ce n’est que pour plaisanter.

[15]           La plaignante précise que ce type de commentaires ou de propos est récurrent. À cela, la gérante mêle ses histoires personnelles, lui racontant en détail ce qu’elle fait au lit avec certains de ses compagnons. La plaignante lui redemande de cesser de lui raconter cela, que ça ne la concerne pas et que ce n’est pas quelque chose qu’elle a envie de savoir de sa part.

[16]           La gérante réplique qu’elle est sa gérante et qu’elle a le droit de parler de ce qu’elle veut. La plaignante lui demande de lui parler du travail, du temps ou d’autres choses, mais d’éviter ce genre de propos.

Les directives de la gérante concernant le travail

[17]           Lorsque la gérante lui donne des directives, elle claque des doigts en lui montrant où elle doit faire les tâches et lui dit « Allez! ». Cela se passe ainsi quasiment tous les jours. La plaignante se sent humiliée.

[18]           La plaignante lui demande de lui parler d’une meilleure façon, ce à quoi l’autre lui répond qu’elle est sa gérante et qu’elle a le droit de lui dire d’exécuter les tâches de la façon quil lui plait.

[19]           La plaignante n’a pas le droit de s’occuper des commandes. Vers mars ou avril 2018, Jonathan Legault, le directeur des ventes lui demande au téléphone de placer les produits dans les étalages. La plaignante lui répond que cela lui est interdit par la gérante. Il lui réitère son ordre et la plaignante s’exécute.

[20]           Le lendemain, elle subit les foudres de la gérante et bien que la plaignante lui explique qu’elle a agi selon les directives de monsieur Legault, celle-ci lui répond en criant de ne plus prendre d’initiative de ce genre. La gérante est toute rouge tellement elle crie. La plaignante lui demande de se calmer et lui dit que tout a bien été mis en place. La gérante lui rétorque qu’elle nen a rien à faire.

[21]           En septembre 2018, la plaignante est nommée assistante-gérante, mais ses responsabilités ne changent pas. Lorsque la gérante est absente, celle-ci lui interdit de diriger le travail des autres vendeuses ou d’en former de nouvelles. Si malgré tout, la plaignante le fait, au retour de la gérante, elle subit ses cris et ses remontrances.

[22]           Cette dernière lui dit alors qu’elle aurait dû l’appeler, car c’est à elle d’expliquer aux autres ce qu’ils ont à faire. La plaignante lui répond qu’elle n’est pas pour l’appeler afin de lui demander des choses qu’elle sait déjà. La gérante lui réplique : « Je me fous de savoir que tu saches le faire. Je te dis de m’appeler. Tu le fais. »

[23]           En fait, en tant qu’assistantegérante, la seule chose qui lui est permise est d’appeler au siège social pour passer les commandes, mais à partir d’une liste rédigée par la gérante. Le seul autre contact que la plaignante peut avoir avec la direction est lorsque plusieurs fois dans la journée les directeurs des ventes appellent pour être informés du chiffre des ventes. La conversation est alors très brève, le temps de le donner.

La plaignante est plusieurs fois menacée par la gérante de sanctions disciplinaires

[24]           Une journée, la plaignante arrive cinq minutes avant le début de son quart de travail. La gérante lui mentionne qu’elle est en retard et qu’elle est chanceuse de ne pas recevoir un avertissement disciplinaire. La plaignante regarde l’heure et lui mentionne que non, elle n’est pas en retard. La gérante lui répond : « Cinq minutes, c’est pas assez. Tu dois arriver quinze minutes d’avance. » La plaignante estime qu’en cinq minutes, elle a largement le temps de déposer ses choses et d’être prête à accueillir les clients. La gérante lui répond que non et qu’elle mériterait un avertissement.

[25]           La plaignante précise qu’elle n’est pas payée pour ces quinze minutes de présence au travail à l’avance. Elle ajoute que, durant la période des Fêtes, la gérante exige qu’elle se présente entre 20 et 30 minutes avant le début de son quart, encore une fois sans être rémunérée. C’est la même chose à la fin de la journée. Si, par exemple, la plaignante ferme le magasin à 21 h 30, elle doit indiquer 21 h sur sa feuille de temps.

[26]           Les mercredis sont des grosses journées, car, en plus de devoir s’occuper des clients, il faut refaire tout le visuel du magasin ainsi que le ménage. Souvent, la plaignante ne peut prendre sa période minimale de repas[2]. Toutefois, à la fin de la journée, elle doit déduire de ses heures rémunérées le temps que l’employeur devait lui accorder pour le repas et qu’elle a travaillé.

[27]           Un samedi, la plaignante doit débuter son quart de travail à 11 h. Quarante minutes avant, la gérante lui envoie un message texte : « Tu viens tout de suite, je dois aller aux toilettes. » La plaignante lui répond : « Je suis désolée, je suis en train de faire mon épicerie. J’aurai fini dans vingt minutes. Je serai là dans vingt minutes. » La gérante : « Non, c’est tout de suite. Je n’attendrai pas. » La plaignante : « Mais là, je suis en train de terminer. Il faut que je passe à la caisse. Je peux pas laisser mon épicerie comme ça. C’est mon épicerie de la semaine. C’est le seul moment où j’ai le temps de la faire. Il faut que je la fasse. »

[28]           Quand la plaignante arrive au magasin, vers 10 h 40, la gérante lui crie après : « Regarde, j’étais en train de fermer le magasin à cause de toi. C’est pas normal. » La plaignante s’excuse et lui explique qu’elle ne pouvait pas arriver avant.

[29]           Une autre fois, la plaignante doit aller aux toilettes, mais la gérante refuse et lui dit de se retenir. La plaignante insiste, mais la gérante lui répond : « Oui. Ben non. Moi aussi j’ai des problèmes. Tu iras aux toilettes quand je te le dirai. Arrête de me contredire et de me faire répéter les choses. Y a des employés ici qu’ont été virés pour moins que ça. »

[30]           La plaignante mentionne que dès qu’il y a quelque chose qui déplait à la gérante, elle la menace de lui imposer un avertissement disciplinaire ou de la faire renvoyer en un claquement de doigts.

[31]           La plaignante explique que ce genre de menaces la stresse énormément, car elle n’a pas la citoyenneté canadienne et si elle perd son travail, elle devra retourner en France. Elle risque alors de se retrouver à la rue, car toutes ses économies ont été utilisées pour s’établir au Québec. Elle ajoute que la gérante est au courant de son statut.

[32]           La plaignante se sent piégée et en vient à croire que celle-ci peut dire tout et n’importe quoi aux directeurs des ventes et qu’ils ne chercheront pas à savoir si ce qu’elle raconte est vrai.

Draguer la clientèle masculine

[33]           La plaignante explique qu’il arrive que les clients lui fassent des avances. En mai 2018, devant la gérante, elle en remet poliment un à sa place. Celuici réagit bien et s’excuse. La gérante vient la voir et lui dit : « Tu es complètement folle. Si un client te drague, tu dois le draguer aussi. Quitte à lui donner ton numéro de téléphone et à lui promettre un faux rendez-vous. Parce que si tu fais ça, tu vendras beaucoup plus. »

[34]           La plaignante lui explique qu’elle ne se sent pas à l’aise, car elle est déjà en couple. La gérante lui dit : « Ça aussi, faut que tarrêtes de le dire. Si un client te demande si t’as un copain, tu dis que t’en as pas. » La plaignante lui répond : « Je suis désolée, mais ça, je le ferai pas. »

[35]           Une autre fois, un client dit à la plaignante : « Ah, ben j’achète ce boxer, il est en promotion. Si je vous lachète, vous venez avec? » Celle-ci lui répond poliment que non.

[36]           La gérante vient la voir : « Oh là, là. Tu aurais dû lui dire que ben ouais, bien sûr, je viens avec toi. Je viens avec le boxer. Et si vous achetez un chandail, il y aura peut-être un petit plus. » La plaignante lui répond : « C’est la deuxième fois que je te le dis, je ne peux pas faire ça. »

[37]           À un autre moment, un couple vient acheter des boxers. La dame souhaite en offrir à son conjoint. La gérante dit à la plaignante : « N’adresse pas la parole à la fille, concentretoi sur le garçon. Fais-lui des clins d’œil, des sourires. » La plaignante lui répond que ça ne se fait pas.

[38]           La gérante préfère aussi que le conjoint de la plaignante ne se présente pas à la boutique, parce que les clients comprendront alors qu’elle est en couple et cela les freinera de flirter avec elle.

L’horaire de travail de la plaignante

[39]           L’horaire de travail de la plaignante est déterminé par la gérante en fonction de ses disponibilités. La plaignante lui demande s’il est possible de faire plus d’heures lors des journées de congé de son conjoint. Elle explique qu’ils ont deux jeunes enfants et qu’ils essaient de se relayer pour assurer une partie de leur garde.

[40]           Pour connaître les disponibilités de son conjoint, la gérante décide d’aller le voir sur son lieu de travail[3] afin d’obtenir ses horaires. Elle fait même pression sur lui pour qu’il les modifie en fonction des heures qu’elle veut donner à la plaignante. Malgré cela, elle n’en tient pas compte lorsqu’elle établit son horaire de la semaine.

[41]           Lorsque la gérante retourne une autre fois le voir, celui-ci lui répond que ses journées de congé sont toujours les mercredis et samedis, qu’elle le sait très bien et qu’il ne travaille pas pour « Caleçons vos goût ». Il lui demande d’arrêter de venir le voir pour cela.

[42]           Mécontente, la gérante se présente le soir au domicile de la plaignante. Elle lui rapporte en criant ce que son conjoint lui a dit. La plaignante mentionne qu’elle a hurlé tellement fort, qu’elle a réveillé ses enfants. Elle lui dit de se calmer, que si elle veut parler de cela, elles en discuteront le lendemain et que là, elle est chez elle et que ce n’est ni le lieu ni le moment. Malgré cela, la gérante reste jusqu’à ce qu’elle ait fini de dire ce qu’elle a à dire et se décide finalement à partir.

Le racisme de la gérante concernant l’origine française de la plaignante

[43]           La gardienne des enfants de la plaignante la quitte sans préavis, laissant celle-ci en plan. La gérante l’informe que sa sœur fait du babysitting et qu’elle pourrait la remplacer. La plaignante accepte.

[44]           La plaignante explique que cela a très vite dégénéré.

[45]           Un matin où la gérante vient reconduire sa sœur chez la plaignante, le conjoint de la plaignante oublie de dire bonjour à cette dernière. À son arrivée au magasin, la gérante engueule la plaignante parce que son conjoint n’a pas salué sa sœur. La plaignante lui répond qu’il était pressé.

[46]           La gérante l’informe ensuite que sa sœur va devoir garder jusqu’à 21 h 30. La plaignante refuse. L’entente avec cette dernière est que si par exemple, son conjoint rentre à la maison à 19 h, sa garde finit. La gérante lui réplique que ce n’est pas à elle de décider de l’heure à laquelle sa sœur doit partir de sa maison.

[47]           La plaignante lui répond quelle ne la paiera pas 2 h 30 inutilement. Si sa mère ne peut pas venir la chercher comme elle le fait souvent, la plaignante peut la dépanner en lui payant le transport en commun pour qu’elle rentre chez elle. La gérante lui rétorque que sa sœur craint de prendre l’autobus et lui crie : « Sale Française de merde, sans éducation! »

[48]           La plaignante dit avoir été très en colère et blessée par ces propos. C’est la première fois de sa vie qu’on la traite de la sorte, d’autant plus que cela a été dit devant des employés et des clients. Elle pleure, mais décide malgré tout de terminer sa journée. À son retour à la maison, elle vomit.

[49]           En d’autres occasions, la gérante fait des commentaires à propos des origines de la plaignante : « On comprend pas quand y parlent, parce que les Français, c’est pas intelligents. » ou encore, à propos de son accent : « Jcomprends pas cque tu dis. Crisse, parle-moi correctement. » ou, quand un client d’origine française se présente au magasin, « Yark, encore des Français. Vas-y, occupe-t’en parce que moi, ça me donne envie de vomir. »

l’interdiction de communiquer avec la direction

[50]           La gérante interdit à la plaignante de parler à quiconque de la direction, sauf pour communiquer le montant des ventes ou passer des commandes.

[51]           Lors d’un des appels d’une responsable voulant connaître le montant des ventes de la journée, la plaignante lui demande si elle peut lui parler. La plaignante lui explique qu’elle ne comprend pas que la gérante lui dise de mettre les factures à son nom alors qu’elle a elle-même réalisé les ventes. Elle lui dit aussi qu’elle ne comprend pas pourquoi la gérante s’emporte contre elle et les autres et leur coupe d’un seul coup leurs heures, non plus pourquoi elle leur interdit d’aller aux toilettes.

[52]           La personne lui répond qu’elle va en parler avec la gérante et qu’elle lui reviendra.  

[53]           Le lendemain, la plaignante travaille avec cette dernière. Le téléphone sonne et la gérante répond. Elle passe ensuite l’appareil à la plaignante. La personne à qui elle a parlé la veille lui dit qu’elle doit écouter et obéir à la gérante et d’arrêter de lui poser des questions. La gérante lui reproche par la suite d’avoir dérangé la direction avec cela. 

[54]           La plaignante ne comprend pas. Elle espérait que la gérante serait avertie. Elle précise qu’avant de parler à la personne en question, elle avait discuté de la situation avec la gérante. Celle-ci lui avait alors répondu : « J’ai rien à t’expliquer. J’ai pas d’explications à donner. Tu te tais et tu fais les choses que je te dis. Je suis ta gérante. »

La dénonciation du harcèlement par la plaignante

[55]           M… C… est vendeuse à la boutique depuis le début de l’automne 2018. Un peu avant la plaignante, elle dépose une plainte dénonçant le harcèlement psychologique qu’elle-même subit depuis son embauche[4].

[56]           Au début de 2019, la boutique « Body Skin » située aux Promenades StBruno a besoin de quelqu’un pour un remplacement temporaire. M… C… accepte d’y aller.

[57]           La gérante du « Body Skin » lui demande comment sont les choses pour elle dans son autre magasin. Celle-ci lui décrit le comportement de la gérante à son égard et les agressions sexuelles qu’elle a subies d’une autre vendeuse. La première lui dit que cela est complètement inacceptable et décide d’aviser la direction.

[58]           Le 20 janvier 2019, la plaignante et M… C… rencontrent une représentante de la direction à la boutique « Body Skin ».

[59]           Celles-ci lui expliquent ce que leur fait subir la gérante. La rencontre dure près de deux heures. La représentante leur dit que c’est intolérable, qu’il faut faire quelque chose et qu’elle va prévenir monsieur Legault.

La rencontre du 24 janvier 2019 avec monsieur Legault

[60]           Le 24 janvier 2019, monsieur Legault rencontre à tour de rôle la plaignante, M… C… et la gérante. Les entrevues se passent autour d’une table dans l’aire de restauration du Mail Champlain.

[61]           À la demande de monsieur Legault, la plaignante a noté sur une feuille tous ses reproches envers la gérante. Elle la lui remet. Après en avoir fait la lecture, il lui demande de lui raconter ce qui s’est passé.

[62]           Elle lui parle des réflexions que la gérante lui fait sur son physique, notamment quand elle lui dit : « T’as un gros cul. » Monsieur Legault se met alors à rire et la plaignante lui demande pourquoi il rit. Il lui répond : « Parce que c’est drôle. » Elle lui répond qu’il n’y a rien de drôle là-dedans, que ce nest pas une blague ni quelque chose de sympathique à entendre.

[63]           Pendant qu’elle continue à lui rapporter ce que la gérante lui fait subir, il lève ses yeux au ciel, envoie des textos, consulte son téléphone, s’appuie à plusieurs reprises sur la table. À la fin, il lui dit qu’il y a forcément une explication qui justifie tout ce que la gérante lui a dit. La plaignante lui rétorque qu’il n’y a rien qui puisse justifier un tel comportement envers ses employés.

[64]           Le 26 janvier suivant, à la fermeture du magasin, la gérante lui souhaite une bonne soirée et la plaignante lui répond la même chose. Ne l’ayant manifestement pas entendue, la gérante se met à hurler dans le corridor du centre d’achat à un tel point que toutes les personnes encore présentes se sont arrêtées : « Quand jte dis bonne soirée, t’es sensée mrépondre. »

[65]           Deux jours plus tard, le médecin de la plaignante lui prescrit un arrêt de travail pour épuisement professionnel. La plaignante se rend ensuite au magasin et remet le certificat médical rempli par son médecin à la représentante de la direction qu’elle a rencontrée le 20 janvier précédent et qui a la charge de la boutique cette journée-là. Elle lit le document et, en riant, demande à la plaignante : « Toi, tes épuisée par le travail? »

[66]           La plaignante prend ses affaires et quitte les lieux en pleurant.

La réunion du 31 janvier 2019

[67]           Le 31 janvier, bien qu’elle soit en arrêt de travail, la plaignante est convoquée à une réunion avec le propriétaire de l’entreprise, monsieur Legault, ainsi qu’une dame qu’elle ne peut identifier. La gérante et M… C… assistent aussi à la rencontre.

[68]           La plaignante explique ce qu’elle vit : les insultes de la gérante concernant son physique et ses origines, le fait qu’elle harcèle son mari sur son lieu de travail, qu’elle se présente à son domicile un soir pour l’engueuler, que bien qu’elle soit assistante-gérante, elle ne lui laisse rien faire, etc. Elle dit que cela dure depuis un an, qu’elle est en arrêt de travail à cause de cela et que psychologiquement, c’est en train de la détruire.

[69]           Durant la conversation, la plaignante mentionne que certains samedis, la gérante quitte la boutique à 16 h, mais lui demande de poinçonner pour elle sa carte de temps à 17 h. De plus, durant la période des Fêtes, elle a fait mettre l’ensemble des factures à son nom, ce qui lui permettait de toucher toutes les commissions sur les ventes.

[70]           Le propriétaire réagit sur-le-champ. Il déclare que le vol de temps est inacceptable et annonce à la gérante qu’elle est congédiée.

Les effets de ces comportements sur la plaignante

[71]           La plaignante perd confiance en elle. Elle ne sait plus si ce qu’elle fait est bien ou pas. Les réflexions sur son physique la stressent et elle cesse de manger. Elle perd énormément de poids. Elle dort mal la nuit ou même pas du tout.

[72]           Elle tremble à l’idée de se présenter au travail sachant qu’elle va croiser la gérante. Malgré tout, elle a essayé de toujours rester courtoise avec elle.

[73]           Le 9 février 2019, la plaignante est informée que la gérante, qui est censée avoir été congédiée, travaille dans le magasin. La plaignante s’y rend et la voit qui porte un chandail aux couleurs de la boutique et est en train de servir une cliente.

[74]           Par message texte, la plaignante demande des explications à monsieur Legault qui ne lui répond pas. Elle s’adresse ensuite par téléphone à la représentante de la direction, qui au début, fait semblant de ne pas la reconnaître. La plaignante lui dit ce qu’elle vient de constater et qu’elle considère que l’employeur ne lui donne pas un environnement de travail sécuritaire, étant donné que son harceleuse est toujours présente dans le même magasin où elle travaille. Elle lui annonce qu’elle va s’adresser à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail afin de dénoncer la situation.

[75]           Elle revoit ensuite son médecin qui constate une dépression sévère. La plaignante ne sort plus de chez elle, fait des crises de panique et d’angoisse et souffre d’insomnie. Encore aujourd’hui, elle est suivie par une psychologue et doit prendre des anxiolytiques et des somnifères. À ce jour, elle n’a pas repris le travail et considère avoir beaucoup de chemin à faire pour se sortir de tout cela.

La politique de prévention du harcèlement psychologique et de traitement des plaintes de l’employeur

[76]           Monsieur Legault affirme que l’employeur a affiché dans tous ses magasins la politique de prévention du harcèlement psychologique et de traitement des plaintes qu’il a émise le 1er janvier 2019, conformément aux exigences de la LNT.

[77]           Toutefois, la plaignante et M… C… déclarent n’avoir jamais vu ce document.

L’ANALYSE et les motifs

Le droit

[78]           L’article 81.18 de la LNT définit ainsi le harcèlement psychologique :

81.18. Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Pour plus de précision, le harcèlement psychologique comprend une telle conduite lorsqu’elle se manifeste par de telles paroles, de tels actes ou de tels gestes à caractère sexuel.

 Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.

[79]           L’article 81.19 en vigueur lorsque les événements ont débuté imposait à l’employeur de « prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu'une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser ».

[80]           Le 1er janvier 2019, s’ajoutait à cette obligation celle d’« adopter et rendre disponible à ses salariés une politique de prévention du harcèlement psychologique et de traitement des plaintes, incluant entre autres un volet concernant les conduites qui se manifestent par des paroles, des actes ou des gestes à caractère sexuel ».

[81]           Une conduite vexatoire est celle qui est humiliante ou abusive, se manifestant par des comportements répétés, hostiles ou non désirés, portant atteinte à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychologique de la personne et entraînant pour elle un milieu de travail néfaste[5].

[82]           La plaignante a le fardeau de démontrer que les gestes qu’elle dénonce correspondent à cette définition du harcèlement psychologique.

La plaignante a-t-elle fait l’objet de harcèlement psychologique tel que défini par la LNT?

[83]           Mentionnons tout d’abord que l’employeur n’a présenté aucune preuve concernant les événements dénoncés par la plaignante jusqu’à ce que le 20 janvier 2019, elle en fasse part à la représentante de la direction. Dès lors, le Tribunal tient pour avérées les versions des faits présentées par la plaignante et M… C….

[84]           Le Tribunal n’a pas à s’étendre longuement sur la qualification de ces événements pour conclure que la plaignante a été victime de conduites vexatoires assimilables à du harcèlement psychologique de la part de la gérante.

[85]           Ainsi, lorsque cette dernière se moque de son apparence physique, lui dit qu’elle veut avoir des rapports sexuels avec son conjoint, l’invective à propos de tout et de rien, formule des commentaires inappropriés concernant ses origines françaises, envahit sa vie privée, l’empêche de prendre les pauses auxquelles elle a droit ou l’oblige à travailler sans être rémunérée, l’inciter à flirter avec les clients, ce sont autant de comportements, paroles, actes ou gestes répétés, hostiles et non désirés portant atteinte à la dignité ou l’intégrité physique ou psychologique de la plaignante.

[86]           Tout cela contribue à entraîner pour elle un milieu de travail néfaste. La plaignante pleure, craint de se présenter au travail, subit jour après jour les cris et les insultes de la gérante.

[87]           Le Tribunal en conclut que durant la majorité du temps passé par la plaignante au service de l’employeur, celle-ci fut victime de conduites vexatoires constituant du harcèlement psychologique au sens de la LNT.

L’employeur a-t-il pris les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et le faire cesser?

[88]           Même si la LNT n’exige que depuis le 1er janvier 2019 d’un employeur qu’il adopte et rende disponible à ses salariés une politique de prévention du harcèlement psychologique et de traitement des plaintes, l’obligation qui lui est faite par la LNT de le prévenir et de le faire cesser existe depuis bien plus longtemps.

[89]           En 2012, la Commission des relations du travail, qui a précédé le Tribunal, rappelait que s’il veut satisfaire à cette obligation, un employeur doit minimalement avoir une politique ou une directive interdisant le harcèlement psychologique ainsi qu’un processus pour traiter ses possibles manifestations[6] :

[229] La prévention du harcèlement psychologique nécessite minimalement l’existence d’une politique ou directive l’interdisant ainsi qu’un processus traitant de ses possibles manifestations. Nathalie-Anne BÉLIVEAU, Les normes du travail, 2e éd., Éditions Yvon Blais, Cowansville, à la p. 736, aborde l’obligation de prévention qui incombe à l’employeur ainsi :

… Considérant ce devoir qui lui est imposé, l’employeur ne peut demeurer passif et devra adopter des mesures susceptibles de constituer de tels moyens de prévention raisonnables. La Loi sur les normes du travail est silencieuse quant aux mesures pouvant être ainsi qualifiées.

L’identification de mesures appropriées à cet égard relève à notre avis en définitive davantage de la gestion des ressources humaines ou de la psychologie que du droit, les moyens de prévenir le harcèlement psychologique devant, pour être efficaces, être adaptés à la réalité particulière de chaque entreprise.

Ceci étant dit, la jurisprudence requiert généralement, pour que l’employeur satisfasse aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 81.19 de la Loi, que celui-ci démontre avoir mis en place une politique ou des directives prohibant le harcèlement psychologique ainsi qu’un processus d’enquête susceptible d’être déclenché lorsque survient une telle situation. Tel que l’exprimait l’arbitre François Hamelin, dans la décision Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon St-Joseph) et Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Trois-Rivières :

Cette responsabilité de l’employeur implique l’existence d’une politique ou de directives implicites et explicites prohibant toute forme d’intimidation et surtout, la mise sur pied d’actions diligentes (enquête, décision) dès que des indices sérieux permettent de croire qu’il y a harcèlement au sein de l’entreprise ou qu’une plainte formelle et crédible est déposée en ce sens.

La mise en place de telles mesures serait ainsi nécessaire mais demeurerait toutefois insuffisante aux fins de l’article 81.19 de la Loi. La Commission des relations du travail s’est en effet dites d’avis, dans la décision Carrier et Mittal Canada inc., que l’employeur ne peut se borner à inscrire dans le code de conduite de l’entreprise que le harcèlement est prohibé et de former les seuls membres du service des ressources humaines sur cette question. Il doit, pour satisfaire aux obligations qui lui incombent, s’assurer d’informer les salariés de l’entreprise de l’interdiction de se livrer à du harcèlement psychologique qui leur est imposée, leur expliquer de façon concrète ce que constitue le harcèlement psychologique et leur faire part des conséquences possibles de leur manquement de respecter les politiques de l’entreprise en cette matière. (…)

(Renvois omis, soulignement ajouté)

[230] L’employeur n’ayant ni politique ni processus d’enquête ni aucun autre des attributs exigés par la doctrine et la jurisprudence afin de prévenir le harcèlement psychologique, il ne remplit pas son obligation de prévention. […]

[90]           L’employeur ne nie pas les faits et admet même que la gérante a été fautive. Toutefois, il reproche à la plaignante de ne pas lui avoir dénoncé plus rapidement son comportement. À cela, la plaignante répond qu’elle a tenté d’obtenir de l’aide en informant quelqu’un de la direction de ce qu’elle vivait, mais la personne à qui elle a parlé a plutôt pris le parti de la gérante tout en lui attirant à nouveau les foudres de cette dernière.

[91]           L’employeur affirme que lorsqu’il a connaissance du comportement de la gérante, il intervient rapidement pour qu’il cesse.

[92]           Cela est bien insuffisant. En matière de harcèlement psychologique, un employeur doit être proactif afin de le prévenir et non pas être en attente que des événements comme ceux qu’a subis la plaignante se produisent[7] :

[120] Dans la présente affaire, l’employeur a reconnu qu’il ne possédait aucune politique de prévention et de gestion de harcèlement psychologique au travail et il n’a pas démontré que ses représentants et ses salariés avaient été sensibilisés ou qu’ils avaient reçu une quelconque formation sur cette question.

[121] S’il est vrai que l’employeur n’a jamais été confronté par le passé à une situation de harcèlement psychologique et que l’absence de politique de prévention et de gestion n’implique pas qu’il aurait toléré une situation de harcèlement psychologique, cela est bien insuffisant pour convaincre le Tribunal qu’il a respecté ses obligations au sens de l’article 81.19 de la LNT.

[122] Il faut comprendre que l’utilisation de moyens raisonnables pour prévenir et gérer les situations de harcèlement psychologique au travail requiert pour un employeur de prendre des actions. L’inaction n’est pas un moyen raisonnable de prévention. L’employeur doit être proactif, notamment dans un milieu de travail qui représente un terreau fertile pour l’émergence de situations de harcèlement psychologique, comme dans le présent cas.

[123] En l’espèce, l’employeur savait ou aurait dû savoir, par l’entremise de son contremaître, que de jeunes salariés qui travaillent sur le quart du soir avaient des comportements, des paroles, des gestes ou des attitudes osés, grivois ou sexuels, et ce, de façon répétée et soutenue.

[124] S’il ne pouvait associer ce comportement à une conduite vexatoire à l’endroit de monsieur Lachapelle-Welman comme il le prétend, ce « terreau fertile pour l’émergence de situations de harcèlement psychologique », aurait dû l’inciter à mettre en œuvre des moyens raisonnables dans une perspective de prévention, ce qu’il a omis ou négligé de faire.

[Nos soulignements]

[93]           Lorsque sa seule représentante dans le magasin se comporte comme elle l’a fait, le Tribunal ne peut que conclure que l’employeur ne se conforme pas aux obligations que lui impose la LNT en matière de harcèlement psychologique.

[94]           Celui-ci allègue que le 1er janvier 2019, il a adopté une politique conforme aux exigences de la LNT. Toutefois, la plaignante ne l’a jamais vue. La preuve prépondérante démontre qu’elle n’a pas été rendue disponible aux salariés. Aucune réunion sur le sujet, aucun affichage sur un babillard ni distribution à tous, aucune formation spécifique donnée aux gestionnaires ni aux salariés.

[95]           Pour toutes ces raisons, le Tribunal constate qu’au moment des événements, l’employeur n’a pas pris de moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique dont a été victime la plaignante ni de le faire cesser, dérogeant ainsi aux dispositions de l’article 81.19 de la LNT. La plainte est donc accueillie.

 

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

ACCUEILLE   la plainte;

DÉCLARE que M-S G a été victime de harcèlement psychologique;

DÉCLARE que Boutique "Unisexe Joven" inc. a fait défaut de respecter l’article 81.19 de la Loi sur les normes du travail;

RÉSERVE sa compétence pour régler toute difficulté résultant de la présente décision et pour déterminer l’ensemble des mesures de réparation appropriées.

 

 

__________________________________

 

François Beaubien

 

 

Me Flavie Choinière-Lapointe

PINEAULT AVOCATS CNESST

Pour la partie demanderesse

 

Me Nino Izzi

DOYON IZZI NIVOIX AVOCATS S.E.N.C.

Pour la partie défenderesse

 

Date de la mise en délibéré : 30 novembre 2021

 

FB/dk


[1]  RLRQ, c. N-1.1.

[2]  « une période de trente minutes sans salaire au-delà d’une période de travail de cinq heures consécutives », art. 79 de la LNT.

[3]  Le conjoint de la plaignante travaille dans une autre boutique du Mail Champlain.

[4]  Il s’agit du dossier # 1034522 qui fait l’objet d’une autre décision du Tribunal.

[5]  Fortin c. Paquet Nissan inc., 2018 QCTAT 58, par. 102.

[6]  Larivière c. Collectif de psychothérapie populaire de la Rive-Sud, 2012 QCCRT 0111.

[7]  Lachapelle-Welman c. 3233430 Canada inc. (Portes et fenêtres ADG), 2016 QCTAT 3557.

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