Charles et Centre de soins prolongés Grace Dart | 2024 QCTAT 1859 |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL | |||
(Division de la santé et de la sécurité du travail) | |||
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Lanaudière | |||
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Dossier : | 1282775-63-2206 | ||
Dossier CNESST: | 511214140 | ||
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Assesseure : | Martine Martin, médecin | ||
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Joliette, | le 23 mai 2024 | ||
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Josée Audet | |||
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Johanne Charles |
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Centre de soins prolongés Grace Dart |
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Partie mise en cause |
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Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail |
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Partie intervenante |
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L’APERÇU
[1] En 2019, madame Johanne Charles, la travailleuse, est infirmière auxiliaire l’Hôpital Sainte-Anne, gérée par le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, qui gère également le Centre de soins prolongés Grace Dart, maintenant son employeur. Le 29 mai 2019, elle est faussement accusée d’avoir blessé une bénéficiaire.
[2] Après avoir été suspendue avec solde pendant de nombreux mois, arrêtée par la police et formellement accusée de voies de fait, les journalistes de l’émission J.E se présentent chez la travailleuse et son histoire est diffusée à la télévision. C’est après que la bénéficiaire en cause ait fait subir le même sort à une autre employée de l’établissement que les accusations criminelles déposées contre la travailleuse sont finalement retirées.
[3] Mais la travailleuse n’en peut plus. Après une suspension de plusieurs mois, une tentative de retour au travail dans un autre établissement et quelques consultations, elle consulte un professionnel de la santé, le 4 juillet 2021, qui complète une attestation médicale, la met en arrêt de travail et pose des diagnostics de dépression majeure, de syndrome de stress post-traumatique, de trouble d'adaptation et d’anxiété généralisée. C’est lui qui lui fait comprendre que sa situation serait est en lien avec une possible lésion professionnelle.
[4] C’est dans ce contexte que la travailleuse dépose une réclamation à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, la Commission. La réclamation est refusée et cette décision de refus de la Commission est confirmée à la suite d’une révision administrative, le 20 mai 2022.
[5] La travailleuse conteste cette décision devant le Tribunal. Elle estime en effet avoir subi un accident du travail. L’employeur, quant à lui, soutient que la réclamation de la travailleuse a été déposée à l’extérieur du délai de 6 mois de l’événement prévu à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1], la Loi, et qu’aucun motif raisonnable ne permet de la relever de son défaut. Il ne fait pas de commentaire particulier quant au fond du litige.
[6] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal fait droit aux demandes de la travailleuse. Sa réclamation a été déposée dans les délais légaux et elle a subi une lésion professionnelle.
[7] Afin de trancher le présent litige, le Tribunal doit répondre aux questions suivantes :
La recevabilité de la réclamation
[8] Le Tribunal juge que la réclamation de la travailleuse est recevable et il s’explique.
[9] D’abord, rappelons que l’article 270 de la Loi prévoit qu’une réclamation doit être déposée à la Commission dans les 6 mois de la survenance de la lésion professionnelle.
[10] Cependant, l’article 15 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[2] prévoit que le Tribunal peut prolonger ce délai ou relever une partie de ne pas l’avoir respecté s’il y a démonstration de motifs raisonnables et qu’aucune partie n’en subit de préjudice grave.
[11] L’élément déclencheur qui a mené à tous les événements vécus par la travailleuse est survenu le 29 mai 2019. Selon l’employeur, c’est un événement précis qui est facile à fixer dans le temps. La réclamation de la travailleuse étant datée du 21 décembre 2021, elle a été déposée à l’extérieur du délai de 6 mois.
[12] De plus, selon l’employeur, l’ensemble des faits mis en preuve au sujet des circonstances de sa réclamation ne permettent pas de conclure que des motifs raisonnables ont été démontrés.
[13] En effet, l’employeur soulève le fait que la travailleuse a consulté dans une clinique et pris des antidépresseurs avant le 4 juillet 2021 et avait donc un intérêt à réclamer à la Commission. Il évoque le rapport médical signé le 15 mars 2020 par le docteur André Brisson Joseph, professionnel de la santé qui a charge de la travailleuse, qui indique que celle-ci est suivie pour dépression et prend de l’Effexor. Bien que le docteur Joseph ne complète pas d’attestation médicale de la Commission, selon l’employeur, « ça reste un diagnostic » et peut constituer le point de départ du calcul du délai de 6 mois.
[14] Enfin, selon l’employeur, la notion d’intérêt va plus loin qu’uniquement le fait que la travailleuse n’était pas en arrêt de travail avant juillet 2021. Elle présentait des symptômes avant juillet 2021 et elle aurait pu faire un arrêt de travail avant cette date. La travailleuse aurait donc manqué de vigilance et on ne peut cautionner l’ignorance de la loi, dit l’employeur.
[15] Pour la travailleuse, c’est une suite d’événements, qui partent de la fausse accusation survenue au travail en mai 2019, mais qui s’accumulent et usent la travailleuse et qui ont culminé vers les diagnostics posés le 4 juillet 2021 et l’arrêt de travail et ont causé la lésion professionnelle de la travailleuse. De plus, la travailleuse rappelle qu’elle a été suspendue jusqu’en août 2020, ce qui peut expliquer qu’elle ait pu continuer à fonctionner un peu plus longtemps. Le 4 juillet 2021 est la date de l’arrêt de travail et du premier certificat médical, date d’ailleurs retenue par la Commission comme date d’événement allégué et date indiquée par le docteur Joseph sur la première attestation médicale de la Commission qu’il signe.
[16] Le Tribunal partage l’avis de la travailleuse quant à la date de l’événement. L’événement n’est pas figé dans le temps, il résulte d’une suite de situations. Le témoignage de la travailleuse est limpide, non contredit et le Tribunal le retient en entier. La travailleuse a vécu une série d’événements étalés sur plus d’un an, soit la fausse accusation de la bénéficiaire, sa suspension, la visite au poste de police avec le processus d’identification, les accusations au criminel, la comparution à la cour, la visite des journalistes de J.E et son ostracisation à la suite de son retour au travail dans un autre établissement. C’est cette accumulation qui a mené à sa consultation médicale en juillet 2021.
[17] D’ailleurs, la travailleuse explique en audience qu’elle ne savait même pas que la situation pouvait s’apparenter à la survenance d’une lésion professionnelle avant que le docteur Joseph ne le lui dise, en décembre 2021. Elle ne savait pas trop ce qui lui arrivait, c’est d’ailleurs pour cela qu’elle a en parlé en consultation.
[18] Cette logique est confirmée par la preuve médicale. Le docteur Gilles Chamberland, psychiatre, a examiné la travailleuse, rédigé un rapport et témoigné à l’audience. L’un des diagnostics posés est celui de trouble anxieux généralisé. Or, selon lui, cette maladie se développe graduellement.
[19] De plus, le docteur Chamberland a bien expliqué, lors de son témoignage à l’audience, que la situation de la travailleuse s’apparentait alors à un poids soutenu par une corde. Poids qui allait nécessairement tomber, ce n’était alors qu’une question de temps. Selon le docteur Chamberland, il s’agissait d’une question de résistance de la corde et de lourdeur du poids. Tel qu’observé par le docteur Chamberland, la corde de la travailleuse était solide, elle menait une vie saine, stable au niveau personnel et professionnel, elle travaillait pour le même employeur depuis plus de 20 ans. Elle était appréciée de ses collègues et de ses patients. Mais l’appréhension secondaire au stress énorme vécu par la travailleuse au fil du temps et des événements a fini par user cette corde et elle s’est cassée.
[20] La travailleuse a fait preuve d’une grande résilience et a tout fait pour continuer à fonctionner. Comme le dit le docteur Chamberland, il ne faudrait pas que la résilience de la travailleuse lui nuise quand elle n’est plus capable de fonctionner parce qu’elle a tout fait pour continuer à travailler, alors que la question du délai ne serait pas posée si la travailleuse s’était immédiatement effondrée et avait été mise immédiatement en arrêt de travail prolongé avec la production d’une attestation médicale. En juillet 2021, la corde s’est cassée, la travailleuse n’en pouvant plus.
[21] Comme quoi, à marcher sur le bord avec trop de poids à porter, on finit par tomber.
[22] D’ailleurs, notre jurisprudence a déjà décidé que l’on peut retenir, comme date d’événement, le point culminant ou la date de l’arrêt de travail qui peut être le résultat d’une série d’événements[3].
[23] De la preuve, le Tribunal conclut donc que la date de la lésion professionnelle alléguée est le 4 juillet 2021. La réclamation de la travailleuse, déposée à la Commission le 21 décembre 2021, soit moins de 6 mois après le 4 juillet 2021, est donc recevable.
La survenance d’une lésion professionnelle
[24] La Loi, dans ses définitions de lésion professionnelle, ne fait pas de distinction entre lésion physique et lésion psychologique.
[25] La Loi définit la lésion professionnelle ainsi à son article 2 :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par :
« lésion professionnelle »: une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation.
[26] Plus spécifiquement, au même article, l’accident du travail est décrit comme « un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l'occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle ».
[27] La jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles, et maintenant de notre Tribunal, a établi les exigences de la preuve afin de pouvoir conclure à la survenance d’une lésion professionnelle psychologique.
[28] Ainsi, les critères suivants se dessinent :
[29] Ceci étant, il est également établi par la jurisprudence qu’une lésion psychologique réfère davantage à une maladie qu’à une blessure, ce qui exclut la possibilité d’appliquer la présomption de lésion professionnelle prévue à l’article 28 de la Loi[10].
La survenance d’un événement imprévu et soudain
[30] Le Tribunal estime qu’un tel événement est survenu et il s’explique.
[31] D’abord, rappelons qu’aux fins de rendre sa décision, le Tribunal est lié par l’avis du professionnel de la santé qui a charge de la travailleuse. Les diagnostics posés à compter de 2021 sont nombreux. Dans un tel cas, notre jurisprudence enseigne que le Tribunal peut déterminer lesquels il doit retenir en fonction de la preuve faite[11].
[32] À ce sujet, la première attestation, complétée le 14 décembre 2021 par le docteur Joseph, indique les diagnostics de dépression majeure, de syndrome post‑traumatique, de trouble d'adaptation et d’anxiété généralisée.
[33] Le docteur Chamberland a examiné la travailleuse. À la suite de son étude du dossier et de l’examen mental de la travailleuse, les constats qu’il fait l’amènent à conclure à des diagnostics de trouble anxieux généralisé et de trouble d’adaptation.
[34] Le psychiatre Pierre Gagné, qui a examiné la travailleuse dans le cadre de la gestion de l’invalidité de la travailleuse par l’employeur, retient, quant à lui, des diagnostics de trouble d'adaptation avec humeur anxiodépressive et des éléments de désordre de stress post-traumatique.
[35] Enfin, la psychiatre traitante de la travailleuse, la docteure Nancy Tremblay, est d’avis que les diagnostics à retenir sont ceux de syndrome de stress post-traumatique léger et de trouble d’adaptation mixte surajouté.
[36] Le témoignage motivé et non contredit du docteur Chamberland qui a évalué l’état de la travailleuse convainc le Tribunal qu’on ne peut retenir le diagnostic de syndrome de stress post-traumatique, les éléments de faits relatés et les symptômes évoqués par la travailleuse ne rencontrant pas les critères afin de conclure à cette maladie.
[37] Selon le docteur Chamberland, la travailleuse présente tous les symptômes d’un trouble anxieux généralisé et d’un trouble d’adaptation. Dans son rapport, il écrit :
Au moment de son arrêt de travail, le 4 juillet 2021, madame souffrait d’un trouble d’anxiété généralisée (TAG) dont les symptômes évoluaient depuis plus d’un an et d’un trouble de l’adaptation à sa situation. Tous les critères du trouble d’anxiété généralisée sont retrouvés chez madame. Par exemple, le critère C de ce diagnostic exige que l’anxiété et les soucis soient associés à trois symptômes ou plus des six symptômes énumérés. Au moment de son arrêt de travail, madame souffrait des six symptômes. Pour que ce diagnostic puisse être posé, les symptômes doivent être présents depuis au moins six mois, ce qui est le cas de madame, alors que les symptômes sont apparus principalement au moment de son retour au travail.
En fait, madame explique très bien les symptômes dont elle souffrait et comment elle s’était forcée d’aller travailler malgré ceux-ci. Pour y parvenir, elle a nécessité des journées de congé. Avant son arrêt, elle avait même demandé une semaine d’arrêt de travail en combinant des congés accumulés.
Il est clair qu’au moment où son médecin lui a signé un arrêt de travail, non seulement les symptômes d’un TAG étaient tous présents avec une intensité importante, mais madame s’était épuisée à essayer de maintenir une prestation de travail malgré tout. Ses mécanismes d’adaptation ont été débordés et elle a donc présenté aussi un trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse et dépressive.
[Transcription textuelle]
[38] Le Tribunal retient donc les diagnostics de trouble anxieux généralisé et de trouble d’adaptation.
[39] Ceci étant établi, aux fins de déterminer si un événement imprévu et soudain est survenu, voici d’abord comment la travailleuse décrit, en audience, ce qui lui est arrivé depuis le 29 mai 2019.
[40] Ce soir-là, la travailleuse œuvre sur le quart de nuit et s’occupe notamment d’une bénéficiaire assez difficile, mais qu’elle est la seule à accepter de prendre en charge, car elle n’a jamais, jusqu’à cette date, eu de problèmes avec elle, contrairement à ses collègues. Le soir du 29 mai, donc, après que la travailleuse lui ait dit qu’il n’y avait plus de ses biscuits préférés et lui ait offert beaucoup d’autres possibilités, la bénéficiaire a jeté son verre de jus d’orange par terre et lui a dit qu’elle allait le lui faire payer. La travailleuse a demandé comment, et la bénéficiaire lui a répondu : « je vais me jeter par terre et dire que c’est toi ». La travailleuse n’a pas pris ces menaces au sérieux et est partie à sa pause.
[41] Mais à son retour, entendant du bruit, elle apprend que, soudainement, la bénéficiaire a une bosse sur le front et accuse la travailleuse de l’avoir blessée. La travailleuse n’en revient pas. Au petit matin, la travailleuse aperçoit la bénéficiaire près des ascenseurs, qui réitère à tous, en criant, que c’est la travailleuse qui lui a infligé ses blessures et qu’« elle a appelé son fils et qu’il s’en vient et qu’elle va payer et que la travailleuse va partir ». Elle accompagne ses paroles d’insultes à caractère raciste.
[42] Un peu plus tard, ce même matin, la bénéficiaire déambule près de la travailleuse en fauteuil roulant et répète, devant témoins, en tenant encore une fois des propos racistes : « tu vas payer, mon garçon s’en vient ». Et la bénéficiaire tente de « foncer » sur la travailleuse avec son fauteuil roulant. La travailleuse quitte l’unité en état de choc.
[43] Les choses déboulent rapidement par la suite. Le lendemain, la travailleuse est suspendue avec solde pour fins d’enquête. Au moins trois rencontres se tiennent avec son employeur et des membres du syndicat.
[44] À l’été 2019, la travailleuse est contactée par le Service de police de la Ville de Montréal. Elle est mise en arrestation pour voies de fait. Elle se présente au poste de police où on prend sa photo et ses empreintes digitales. On lui parle longuement au sujet de la violence faite aux personnes âgées.
[45] En novembre 2019, la travailleuse comparaît à la cour et plaide non-coupable.
[46] En février 2020, des journalistes de l’émission J.E se présentent à la résidence de la travailleuse, caméra en main. Elle ne fait pas de déclaration. L’émission est diffusée à la télévision en mars 2020. L’image de son visage est flouée, mais, explique la travailleuse, l’apparence de l’entrée de la maison et un aperçu de sa rue permettent de facilement l’identifier. Elle reçoit également des menaces par le biais des réseaux sociaux.
[47] En août 2020, la travailleuse est réintégrée au travail dans un autre établissement de l’employeur. Elle se sent cependant isolée et ostracisée, se rendant compte que des employés la reconnaissent et la pointent du doigt en disant : « c’est elle ! ». Elle refuse d’être seule avec une bénéficiaire, de peur d’être de nouveau faussement accusée.
[48] En décembre 2020, les accusations criminelles portées contre la travailleuse sont abandonnées après que des informations aient été obtenues selon lesquelles la même bénéficiaire ait reproduit le même manège avec une autre employée.
[49] Entre août 2020 et juillet 2021, la travailleuse tente de travailler, mais elle pleure, elle est extrêmement nerveuse, elle a peur dès qu’elle entend une voiture de police, et ce, jusqu’au 4 juillet 2021, où elle consulte un médecin qui la met en arrêt de travail. C’est ce qui mène à sa réclamation à la Commission.
[50] Avant le 29 mai 2019, la travailleuse n’avait aucun antécédent au niveau psychologique ni psychiatrique. Elle ne s’était jamais absentée du travail à la suite de problématiques avec des bénéficiaires. En fait, elle n’avait jamais eu de problématique avec aucun bénéficiaire.
[51] La travailleuse témoigne encore difficilement à l’audience, malgré le passage du temps. Elle pleure à de nombreuses reprises, mais sait se reprendre et poursuivre. Elle déclare ne pas ressentir de colère envers son employeur pour qui elle travaille toujours. Elle ne semble pas davantage en vouloir à la police.
[52] Lorsque sa représentante lui demande comment elle a vécu tous ces événements, la travailleuse répond spontanément : « l’enfer ! ».
[53] Le Tribunal est bien d’accord. Ce qu’a vécu la travailleuse est un véritable cauchemar. Le Tribunal n’a aucune difficulté à conclure que ces événements, une fois accumulés, correspondent à un événement imprévu et soudain.
[54] Notre Tribunal a d’ailleurs déjà décidé qu’une suite d’événements trouvant leur source dans un événement survenu au travail peut constituer un événement imprévu et soudain[12].
Le caractère objectivement traumatisant des événements
[55] Ce critère se caractérise par un ou des événements qui ont un caractère traumatisant dans ses aspects objectifs[13], dépassant la perception, les attentes ou les exigences personnelles subjectives du travailleur[14].
[56] Ce critère est largement rencontré selon la preuve faite.
[57] D’abord, notre jurisprudence a déjà décidé que le fait d’être injustement accusé d’une infraction criminelle dans le cadre d’événements en connexité avec le travail pouvait correspondre à un événement imprévu et soudain au sens de la Loi[15].
Le travailleur a donc été victime de circonstances exceptionnelles, liées à son travail et à l’origine des mesures administratives et judiciaires dont il a fait l’objet. Dès lors, ces mesures, basées sur de fausses accusations, s’inscrivent en continuité de celles-ci, présentent une connexité avec le travail (Allen et Ville de Laval, 2014 QCCLP 5937) et leur cumul constitue un événement pouvant être considéré comme imprévu et soudain au sens de l’article 2 de la loi.
[58] Or, dans notre affaire, il y a plus. La fausse accusation n’est que le début et la source d’une série d’événements qui se succèdent et qui sont tous plus traumatisants les uns que les autres : suspension par l’employeur pour fins d’enquête, procédure d‘identification au poste de police, accusation formelle au criminel, comparution à la cour, visite de J.E à son domicile, diffusion à la télévision de l’émission où l’on voit son environnement et sa maison dans un contexte d’accusation de voies de fait sur une personne aînée, ostracisation de ses nouveaux collègues. Tout cela alors qu’elle sait qu’elle n’a rien fait. Et tout cela pour des biscuits.
[59] De l’avis du Tribunal, chacun de ces éléments est à lui seul traumatisant. Et rien dans la preuve ne peut mettre en doute leur caractère objectif. En effet, ces faits sont tous démontrés, il ne fait aucun doute qu’ils se sont produits. Le fait qu’ils se soient succédé ne fait qu’aggraver leur caractère traumatisant. Et le Tribunal estime que toute personne raisonnable les qualifierait ainsi, le récit en lui-même le démontre et rien dans la preuve ne permet de conclure à la présence de quelque trait de personnalité de la travailleuse qui influencerait leur qualification.
Des événements qui s’écartent de ce dont on peut raisonnablement s’attendre dans un milieu de travail
[60] Le principe jurisprudentiel veut que les événements en cause doivent déborder du cadre habituel, normal et prévisible de ce qui est susceptible de se retrouver dans un milieu de travail[16].
[61] Cet élément ne fait pas de doute. Le fait de se faire accuser d’une infraction criminelle, accusation qui a causé tous les événements successifs vécus par la travailleuse, le tout partant d’un mensonge, ne fait pas partie de ce à quoi on peut s’attendre dans un milieu de travail.
[62] D’ailleurs, notre jurisprudence confirme que cela peut provenir d’une succession d’événements stressants, le Tribunal expliquant, dans l’affaire Desgroseilliers et (PP RTF) Johanne Desgroseilliers[17], que « c’est l’accumulation de tous ces stresseurs qui déborde du « cadre normal du travail ». Si chacune de ces situations prises isolément n’est pas déterminante en soi, l’accumulation l’est ».
En relation avec la lésion professionnelle
[63] Tel que l’enseigne la jurisprudence, le fardeau à rencontrer est celui de la prépondérance de la preuve[18]. Et il faut se garder d’imposer à la travailleuse un fardeau plus important parce qu’il s’agit d’une lésion psychique.
[64] Le témoignage de la travailleuse, tout comme la preuve documentaire factuelle et médicale sont prépondérants quant au fait que la travailleuse n’a aucun antécédent sur le plan psychique. Au contraire, elle vivait plutôt une vie saine et équilibrée. Tout comme les divers examens mentaux de trois psychiatres ne permettent de déceler aucun trait de personnalité particulier qui troublerait sa vision des choses.
[65] En fait, rien dans la preuve ne permet de même soupçonner que les diagnostics posés à compter de juillet 2021 pourraient avoir été causés par autre chose que les événements survenus à compter du 19 mai 2019 plus haut décrits.
[66] C’est d’ailleurs l’avis du docteur Chamberland. Il estime, en effet, que les diagnostics retenus ont été causés par les événements survenus entre mai 2019 et juillet 2021.
[67] Ainsi, après avoir rappelé l’absence d’antécédents psychiatriques de la travailleuse et sa grande stabilité dans toutes les sphères de sa vie, il considère que c’est le stress causé par les événements qui a fini par avoir raison des mécanismes d’adaptation de la travailleuse et qui a causé un trouble d’anxiété généralisée.
[68] Le docteur Chamberland a expliqué à l’audience que l’anxiété de la travailleuse s’est accrue de plus en plus, amenant progressivement les symptômes du trouble d’anxiété généralisée, soit un sentiment d’être à bout, de la fatigabilité, de l’irritabilité, des troubles du sommeil, des problèmes de concentration et des tensions musculaires.
[69] Ainsi, le stress énorme causé par les événements successifs vécus par la travailleuse a fait en sorte que les mécanismes de la travailleuse ont été débordés, explique le docteur Chamberland, et s’est ainsi ajouté un trouble d’adaptation avec humeur anxieuse et dépressive.
[70] La gravité de ses symptômes et sa souffrance l’ont alors empêchée de fonctionner adéquatement et ont rendu l’arrêt de travail nécessaire.
[71] Le Tribunal retient donc l’avis du docteur Chamberland, qui constitue d’ailleurs la preuve prépondérante au dossier, et conclut qu’il y a une relation entre les événements survenus depuis le 29 mai 2019 et les diagnostics posés.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE la contestation de madame Johanne Charles, la travailleuse;
INFIRME la décision rendue le 20 mai 2022 par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que la travailleuse a subi une lésion professionnelle le 4 juillet 2021;
DÉCLARE que la travailleuse a droit aux prestations prévues à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
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| Josée Audet |
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Me Isabelle Denis | |
FIQ | |
Pour la partie demanderesse | |
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Me Evelyne Dion | |
CENTRE INTÉGRÉ UNIVERSITAIRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE L’OUEST-DE-L’ÎLE-DE-MONTRÉAL | |
Pour la partie mise en cause | |
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Me Sabrina Sadani | |
PINEAULT AVOCATS CNESST | |
Pour la partie intervenante | |
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[1] RLRQ, c.A-3.001.
[2] RLRQ, c. T-15.1.
[3] Voir notamment : G.H. et Compagnie A, 2021 QCTAT 1158; Pinard et Abattoir St-Germain inc., 2019 QCTAT 2597.
[4] Voir : Zaldivar Valladares et CHSLD Vigi Mont-Royal, 2023 QCTAT 387; Laflamme et Canada (Ministère du Développement des Ressources humaines), C.L.P. 141372-07-0006, 15 novembre 2000, D. Rivard.
[5] Langlais et Centre hospitalier de Chandler, C.L.P. 210630-01B-0306, 1er septembre 2006, L. Desbois; Claveau et CSSS Chicoutimi - CHSLD Chicoutimi, 2008 QCCLP 3389; Sauvé et Général dynamics produits de défense et systèmes tactiques - Canada Valleyfield inc., 2023 QCTAT 5052.
[6] Voir : Langlais et Centre hospitalier de Chandler, précitée, note 5, Lessard et CISSS de la Gaspésie - réseau local de la Côte-de-Gaspé, 2016 QCTAT 3718; Theoc et Centre universitaire de santé McGill - Hôpital général de Montréal, 2023 QCTAT 2563.
[7] Voir : Compagnie A et C.T., 2017 QCTAT 626, Roussel et Sureté du Québec, C.L.P. 168222‑32‑0109, 10 décembre 2003, G. Tardif.
[8] Voir : Charron et Sonaca Canada inc., 2013 QCCLP 7417, Requête en révision rejetée, 2014 QCCLP 2937; A... B... et [Compagnie A], 2016 QCTAT 3549, par. 50; Lefebvre et Ministère de la Sécurité publique, 2021 QCTAT 6186.
[9] Voir : Henselmann et Corporation d’Urgences-santé, 2021 QCTAT 879; Hamelin et Corporation d’Urgences-santé, 2016 QCTAT 3958; Kapitan et Sécurité-Policiers Ville de Montréal, 2018 QCTAT 4724; Coopérative des techniciens ambulanciers du Québec et Maltais, C.L.P. 318293-02-0705, 11 août 2008, J. Grégoire.
[10] Voir : Henselmann et Corporation d’Urgences-Santé, précitée, note 9; Robitaille et Services préhospitaliers Laurentides-Lanaudière, 2016 QCTAT 2387.
[11] Voir : Rollin et Areva T & D Canada inc. (TDC), 2011 QCCLP 3651.
[12] Zuchowski et Hôpital Charles-LeMoyne, 2011 QCCLP 5965.
[13] Langlais et Centre hospitalier de Chandler, précitée, note 5.
[14] Roussel et Sureté du Québec, précitée, note 7.
[15] C.B. et Commission scolaire A, 2018 QCTAT 743.
[16] Voir notamment : Benkacem et Classement 2000 inc., 2009 QCCLP 7673.
[17] 2022 QCTAT 1329.
[18] Tremblay et Centre Jeunesse Gaspésie les Îles, C.L.P. 195320-01C-0212, 26 mai 2003, L. Desbois.
AVIS :
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