Mobiflex inc. et Gallant |
2020 QCTAT 1801 |
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APERÇU
[1] Monsieur Guy Gallant, le travailleur, occupe un poste de manœuvre d’assemblage de portes ajourées chez Mobiflex inc., l’employeur.
[2] Le 13 février 2018, alors qu’il enfile des gonds au travers d’une penture, sa main glisse devant la sortie du gond qui tourne toujours, lui infligeant une coupure à la main droite. De prime abord, un diagnostic de cellulite à la main droite sur plaie est posé.
[3] La Commission des normes de l’équité de la santé et sécurité du travail, la Commission, accepte la réclamation du travailleur pour une lésion professionnelle lui ayant causé une ténosynovite au fléchisseur de l’index droit. Cette décision est confirmée à la suite d’une révision administrative en date du 23 août 2018. L’employeur la conteste devant le Tribunal, mais se désiste de sa contestation[1] à l’audience.
[4] Ultérieurement, la Commission reconnaît dans des décisions distinctes les nouveaux diagnostics de cellulite à l’index de la main droite, de ruptures des fléchisseurs de l’index de la main droite comme étant en relation avec la lésion professionnelle. Ces décisions n’ont pas fait l’objet de contestations.
[5] Dans une autre décision, la Commission accepte de reconnaître la relation entre un nouveau diagnostic d’adhérences au niveau des tendons fléchisseurs de la main droite et la lésion professionnelle du 13 février 2018. Cette décision est confirmée à la suite d’une révision administrative en date du 5 juillet 2019. L’employeur la conteste devant le Tribunal[2].
[6] La représentante de l’employeur prétend que le diagnostic d’adhérences au niveau des tendons des fléchisseurs de la main droite constitue une nouvelle lésion professionnelle en raison des soins reçus ou de l’omission de soins au sens de l’article 31 de la Loi sur les accidents du travail et des maladies professionnelles, la Loi[3]. Elle allègue que n’eût été une référence plus rapide en chirurgie plastique des médecins-urgentistes ayant examiné le travailleur en première ligne, le travailleur n’aurait pas développé d’adhérences au niveau des tendons fléchisseurs de la main droite ayant mené ultérieurement à une amputation.
[7] Pour sa part, la représentante de la Commission demande au Tribunal de maintenir la décision de la révision administrative et de déclarer que le diagnostic d’adhérences au niveau des tendons des fléchisseurs de la main droite est en relation avec la lésion professionnelle du 13 février 2018.
[8] Le travailleur est présent à l’audience, mais ne soumet aucune argumentation.
[9] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal juge que le travailleur a subi une nouvelle lésion professionnelle le 8 juin 2018, soit des adhérences au niveau des tendons des fléchisseurs de la main droite qui découlent de l’omission de soins au sens de l’article 31 de la Loi.
ANALYSE
[10] Le Tribunal doit déterminer si le nouveau diagnostic d’adhérences au niveau du tendon des fléchisseurs de la main droite constitue une nouvelle lésion professionnelle en raison des soins reçus ou de l’omission de soins au sens de l’article 31 de la Loi.
[11] En l’absence d’un avis du Bureau d’évaluation médicale, le Tribunal rappelle qu’il est lié par le diagnostic d’adhérences du tendon des fléchisseurs de la main droite émis par le médecin qui a charge[4].
[12] Afin de déterminer si une blessure ou une maladie est survenue par le fait ou à l’occasion des soins qu’un travailleur a reçus pour une lésion professionnelle, le Tribunal considère que la blessure ou la maladie doit être distincte de la lésion professionnelle acceptée[5] et qu’il doit s’agir d’une complication inattendue[6], c’est-à-dire étrangère à ce à quoi nous aurions pu nous attendre des soins administrés pour une lésion professionnelle ou de l’omission de tels soins. C’est l’article 31 de la Loi qui édicte cette règle :
31. Est considérée une lésion professionnelle, une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion :
1° des soins qu'un travailleur reçoit pour une lésion professionnelle ou de l'omission de tels soins;
2° d'une activité prescrite au travailleur dans le cadre des traitements médicaux qu'il reçoit pour une lésion professionnelle ou dans le cadre de son plan individualisé de réadaptation.
[13] À la suite de la lésion professionnelle du 13 février 2018, le travailleur est examiné par quatre (4) urgentistes en centre hospitalier entre le 15 février et le 1er mars 2018 avant d’être dirigé en chirurgie plastique. Lors de la première consultation du 15 février 2018, le médecin de garde, la docteure Julie Carrier, constate une lacération et une blessure punctiforme au deuxième doigt avec œdème et rougeur localisée qui ne nécessite pas de points de suture. Par ailleurs, l’examen clinique est peu détaillé et l’examen de la mobilité est non documenté. La docteure Carrier s’interroge toutefois sur la présence d’un corps étranger d’où la prescription à cette même occasion d’une radiographie qui révèle des structures ostéo-articulaires normales sans présence de corps étrangers. Un diagnostic de cellulite est retenu et un traitement antibiotique intraveineux est prescrit.
[14] Par la suite, l’évolution de la condition de cellulite du travailleur est fluctuante. D’une part, le 19 février 2018, le docteur Yohan Beaulieu constate une diminution de l’œdème et de la rougeur ainsi qu’une augmentation de la mobilité, il poursuit le traitement aux antibiotiques intraveineux.
[15] D’autre part, lors de la consultation du 22 février 2018, le docteur Vincent Roy Talbot note une lente évolution de la cellulite et la persistance d’importantes raideurs au niveau de l’index droit. Celui-ci soupçonne maintenant une ténosynovite infectée. Lors de la consultation médicale subséquente du 26 février 2018, la docteure Geneviève Gaumond constate toujours des douleurs, des rougeurs ainsi qu’une raideur à la mobilisation de la main droite. Elle pose un diagnostic de ténosynovite infectieuse et elle poursuit le traitement antibiotique déjà indiqué.
[16] Le 1er mars 2018, le docteur Nicolas Bernard constate après son examen que le travailleur présente une ténosynovite décapitée du deuxième doigt droit de sorte qu’il dirige le travailleur en chirurgie plastique. Le docteur Benoit Thériault le prend en charge en urgence la journée même. Il note que le travailleur présente un œdème modéré et une sensibilité au niveau de la gaine et qu’il présente des douleurs résiduelles et des ankyloses persistantes depuis le 15 février 2018. Dans un premier temps, il retient un diagnostic de ténosynovite des fléchisseurs de l’index droit et il prescrit des traitements d’ergothérapie.
[17] Lors de l’examen de suivi du 8 mars 2018, le docteur Thériault s’interroge sur une possible rupture des fléchisseurs, vu une diminution des mouvements, d’où la prescription d’une résonance magnétique. Cet examen révèle une anomalie de signal intrasubstance au niveau des tendons fléchisseurs de l’index en regard de l’articulation métacarpo-phalangienne. Cette anomalie de signal intrasubstance est visible sur près de 11 mm de longueur et elle témoigne d’une déchirure intrasubstance du tendon. À la suite des résultats de la résonance, le docteur Thériault retient un diagnostic de rupture des fléchisseurs de la main droite.
[18] Dès le 14 mars 2018, celui-ci procède à une ténorraphie des fléchisseurs de l’index droit. Dans son protocole opératoire, il note une rupture des tendons des fléchisseurs profond ainsi que superficiel. Il constate que les tendons sont effectivement effilochés de façon importante et démontrent des signes d’une rupture progressive sur une fort probable ténosynovite suppurée ancienne.
[19] À partir du 7 mai 2018, sur une note manuscrite, le docteur Thériault constate l’augmentation importante des adhérences. Le 8 juin 2018, celui-ci pose un diagnostic de ténosynovite index droit, de rupture des fléchisseurs et pour la première fois celui d’adhérences au niveau de l’index de la main droite. Le 13 juin 2018, il procède à une deuxième intervention chirurgicale, une ténolyse des fléchisseurs. Le docteur Thériault réitère ultérieurement le diagnostic d’adhérences des fléchisseurs de l’index droit qui posera un problème majeur dans le cours de l’évolution du présent dossier.
[20] Le 18 septembre 2018, le docteur Thériault procède à une troisième intervention chirurgicale, une ténorraphie pour une rupture des fléchisseurs du deuxième doigt droit post-ténolyse. À son protocole opératoire, il note une réouverture de l’ancienne cicatrice chirurgicale et une rupture complète du fléchisseur au niveau de l’ancien site de ténorraphie. Malheureusement, le docteur Thériault constate la réactivation des adhérences lors du suivi médical du mois d’octobre et il suggère la poursuite des traitements d’ergothérapie.
[21] Devant cet état de situation, le docteur Thériault prévoit une reconstruction en deux temps du tendon des fléchisseurs en raison des sévères adhérences. Cette tentative de reconstruction a lieu les 5 mars et 10 juin 2019. Le docteur Thériault retient alors un diagnostic d’adhérences sévères post-chirurgies multiples fléchisseurs de l’index droit. Malgré les tentatives de reconstruction du tendon, celui-ci constate toujours des adhérences des fléchisseurs de sorte qu’il procède à une nouvelle ténolyse avec raccourcissement du tendon fléchisseur de l’index droit le 17 septembre 2019. En dépit de tous les efforts déployés par le docteur Thériault, celui-ci doit finalement se résoudre à l’amputation de l’index droit le 4 décembre 2019.
[22] Au soutien de ses prétentions, la représentante de l’employeur affirme qu’au départ la lésion était minime et ne nécessitait pas de suture malgré une coupure. Par la suite, la condition du travailleur se détériore rapidement, sous forme d’une cellulite qui sera traitée par des antibiotiques intraveineux. Or, la problématique se situe à son avis au niveau des soins reçus dans le cadre du traitement initial de la lésion par les différents urgentistes ayant examiné le travailleur. Ce n’est que le 1er mars 2018 qu’une recommandation en plastie est émise par le docteur Nicolas Bernard puisque l’infection nécessitait un drainage en raison de l’inefficacité des antibiotiques intraveineux.
[23] S’appuyant sur l’opinion de son médecin expert, le docteur Pascal Rochette, la représentante de l’employeur affirme que ce n’est pas la ténosynovite qui a entraîné les adhérences, mais bien les nombreuses chirurgies effectuées pour tenter d’endiguer l’infection qui s’était répandue de manière fulgurante.
[24] En effet, le docteur Rochette estime que l’apparition des adhérences et au final l’amputation auraient pu être évitées[7], si devant l’échec des traitements conservateurs, les médecins ayant examinés le travailleur en première ligne, avaient optés pour un traitement chirurgical plus rapide, lequel aurait pu objectiver la présence d’une lacération tendineuse qui, initialement n’était pas significative. À son avis, cela aurait pu permettre de procéder à un débridement et une irrigation rapide pour contrôler efficacement l’infection tout en poursuivant l’antibiothérapie afin de minimiser les dommages potentiels aux tendons. Selon lui, malgré la prise en charge du travailleur par le docteur Thériault le 1er mars 2018, les dommages infectieux s’étaient déjà installés et les complications potentielles d’une ténosynovite suppurée ne pouvaient plus être évitées. Enfin, il estime que cette condition ne correspond pas aux règles de l’art en pareille matière, ce qui a contribué à l’évolution catastrophique de la condition du travailleur menant malheureusement à l’amputation du membre infecté.
[25] Pour sa part, la représentante de la Commission affirme que quatre urgentistes ayant examinés le travailleur ont tous jugés que le traitement adéquat était la poursuite des antibiotiques intraveineux. S’appuyant sur l’opinion médicale de la docteure Céline Roberge, plasticienne, elle allègue aussi que de toute manière une intervention chirurgicale n’aurait pas pu être réalisée, à ce moment, en raison du territoire infectieux qui y prévalait et par conséquent qu’il s’agit de conséquences prévisibles dans ce type de lésion traumatique.
[26] Après analyse le Tribunal est d’avis que le nouveau diagnostic d’adhérences au niveau du tendon des fléchisseurs de l’index droit constitue une nouvelle lésion professionnelle au sens de l’article 31 de la Loi en raison de l’omission de soins lors de la prise en charge initiale du travailleur.
[27] Force est de constater que c’est le docteur Thériault lors de sa prise en charge du travail en début mars 2018 qui suspecte le premier une rupture des tendons des fléchisseurs, laquelle sera objectivée par la résonance réalisée le 9 mars 2018 qui démontre une rupture profonde avec effilochage. Or, un tel constat n’a jamais été suspecté par les urgentistes lors de la prise en charge initiale entre le 15 février et le 1er mars 2018. En effet, il ressort de manière plus spécifique de la preuve médicale, que l’examen initial du 15 février 2018 ne comporte pas de notes détaillées et que l’examen de la mobilité de l’index n’est pas documenté. On soupçonne dans un premier temps la présence d’un corps étranger, suspicion qui sera écartée par une radiographie simple.
[28] Dès le 14 mars 2018, le docteur Thériault procède à une première intervention chirurgicale. Malheureusement, celle-ci survient presque un mois après le fait accidentel alors que la réparation d’un tendon sectionné aurait dû avoir lieu dans les 24 ou 48 heures de sa survenance.
[29] Bien entendu, le Tribunal rappelle que son rôle n’est pas de jeter un blâme sur qui que ce soit, d’autant plus que les médecins concernés ne témoignent pas à l’audience pour apporter un éclairage additionnel en rapport avec leurs examens respectifs.
[30] Le Tribunal s’en remet donc à l’opinion du docteur Pascal Rochette, médecin expert de l’employeur, laquelle est d’ailleurs corroborée par la littérature médicale pertinente dans ce domaine. Avec respect, le Tribunal ne peut donc conclure, comme le fait la représentante de la Commission, que les conclusions du docteur Rochette reposent sur des hypothèses, alors qu’au contraire elles s’appuient sur des études scientifiques des plus fiables.
[31] Le Tribunal est d’avis que si le travailleur avait été évalué rapidement en plastie, soit le jour de son évaluation initiale par l’urgentiste ou dans les jours suivants, l’apparition des adhérences, les multiples chirurgies et au final l’amputation de l’index droit auraient pu être évitées. Par conséquent, la soussignée ne peut non plus acquiescer à l’argumentation de la représentante de la Commission selon laquelle l’évolution de la condition du travailleur était prévisible. Ce n’est certainement pas le cas. À l’instar du docteur Rochette, la docteure Roberge souligne d’ailleurs que le travailleur aurait dû obtenir rapidement une consultation en plastie vu l’évolution atypique de sa condition et la propagation de l’infection. Enfin, elle ajoute qu’il est fort probable que le travailleur ait pu présenter dès le départ une rupture des tendons des fléchisseurs d’où l’infection significative après 48 heures.
[32] En somme, comment une simple lacération sans nécessité de point de suture a pu dégénérer au point de nécessiter de nombreuses chirurgies, incluant des chirurgies de reconstructions pour culminer malheureusement à l’amputation de l’index du doigt droit? Cela, de l’avis du Tribunal, illustre une disproportion majeure inhabituelle, voire anormale, entre la lésion initiale, une cellulite, et l’ampleur des soins prodigués. Ces soins, dans les circonstances, ne constituent certainement pas des conséquences prévisibles, normales et habituelles[8].
[33] Pour ces raisons, le Tribunal estime que le diagnostic d’adhérences des fléchisseurs de l’index droit constitue une nouvelle lésion survenue le 8 juin 2018 au sens de l’article 31 de la Loi et découle de l’omission des soins prodigués lors de la prise en charge initiale du travailleur.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE la contestation de Mobiflex inc., l’employeur;
MODIFIE la décision de la Commission des normes de l’équité de la santé et sécurité du travail rendue le 5 juillet 2019, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le diagnostic d’adhérences au niveau du tendon des fléchisseurs de la main droite survenue le 8 juin 2018 constitue une nouvelle lésion professionnelle au sens de l’article 31 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
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Nathalie Gélinas |
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Monsieur Guy Gallant |
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Pour lui-même |
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Me Eve St-Hilaire |
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LANGLOIS AVOCATS, S.E.N.C.R.L. |
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Pour la partie demanderesse |
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Me Lysiane B. Klopfenstein |
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PINEAULT AVOCATS CNESST |
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Pour la partie intervenante |
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Date de l’audience : 11 mars 2020 |
[1] Dossier TAT No 677573-03B-1809.
[2] Dossier TAT No 705959-03B-1907.
[3] RLRQ, c. A-3.001.
[4] Art. 224 de la Loi.
[5] Canadelle et Commission de la santé et de la sécurité du travail, 2014 QCCLP 6290 ; Canadelle et Commission de la santé et de la sécurité du travail, 2016 QCCS 2806.
[6] Structures Derek inc., [2004] C.L.P. 902.
[7] Renee L. Barry, BS, Nicholas S. Adams, MD, and Matthew D. Martin MD, Pyogenic (Suppurative) Flexor Tenosynovitis : Assessment and Management, (2016) 16-7 Eplasty, [En ligne] <https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4753835/>
[8] Olymel Vallée-Jonction, C.L.P. 504745-03B-1303, 5 juin 2013, Alain Tremblay.
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